Dans leurs chroniques sur euradio, Jeanette Süß et Marie Krpata dressent un état des lieux des relations franco-allemandes et de la place de la France et de l’Allemagne au sein de l’UE et dans le monde. Elles proposent d’approfondir des sujets divers, de politique intérieure, pour mieux comprendre les dynamiques dans les deux pays, comme de politique étrangère pour mieux saisir les leviers et les freins des deux côtés du Rhin.
Bonjour Marie, vous allez aujourd’hui nous parler des évolutions en Allemagne après les élections fédérales du 23 février 2025 où la potentielle future coalition formée par la CDU et le SPD a fait des annonces sur des investissements de grande ampleur. On a l’impression que le potentiel futur chancelier Friedrich Merz est résolu à prendre les rênes en main le plus rapidement possible. Mais il n’est pas encore chancelier. N’est-on pas en train de mettre les charrues avant les bœufs ? Pourquoi cette précipitation ?
Friedrich Merz a fait campagne en promettant un « changement politique » s’il était amené à devenir chancelier. Avec ces propositions il signalise que l’ « Allemagne est de retour » après quatre années de « coalition feu tricolore » à la tête de l’Etat marquée par les dissensions entre les trois partis au gouvernement.
Il comprend en outre que des décisions importantes qui se répercuteront à la fois sur la sécurité et sur la prospérité en Europe sont en train d’être prises. Face à ces évolutions, l’Allemagne ne peut se permettre de rester passive. Friedrich Merz œuvre pour que la voix de l’Allemagne se fasse entendre même si les négociations pour former une coalition sont encore en cours et qu’il n’est pas encore chancelier. Les enjeux sont trop importants au regard de la dégradation du contexte géopolitique et du durcissement des relations avec Washington mais aussi au regard du décrochage économique européen face à la Chine et aux Etats-Unis.
Il a en effet semblé que Friedrich Merz a eu des mots durs à l’encontre des Etats-Unis le jour des élections. Cela n’est-il pas surprenant de la part d’un homme politique allemand ?
Oui, tout à fait, on peut à cet égard mentionner la « Westbindung » qui remonte à la Guerre froide, c’est-à-dire l’appartenance de l’Allemagne au camp occidental et l’engagement en faveur d’une relation transatlantique forte, notamment à travers l’OTAN. Les États-Unis sont le principal garant de sécurité de l’Allemagne grâce à la présence de leurs troupes et à leur dissuasion nucléaire.
Or, les prises de position d’officiels américains au cours des dernières semaines – allant de Donald Trump à J.D. Vance en passant par Pete Hegseth – et la reprise des relations entre les Etats-Unis et la Russie ainsi que la scène d’humiliation de Volodymir Selenski dans le Bureau Oval font qu’à présent l’Allemagne regarde les relations transatlantiques à travers un autre prisme. Vous y faisiez allusion, Laurence, après l’annonce des résultats aux élections fédérales le 23 février dernier, Friedrich Merz affirmait que l’Europe doit se rendre indépendante des Etats-Unis. Il évoquait aussi ses doutes sur le maintien de l’OTAN sous sa forme actuelle et regrettait que Washington se montre indifférent au sort de l’Europe. C’est donc potentiellement un deuxième « changement d’époque » qui se profile : après le détournement de la Russie nous orientons-nous à présent vers une distanciation par rapport aux Etats-Unis ? Cela voudrait dire qu’un tabou est brisé.
A propos de tabous brisés qu’en est-il des investissements de grande ampleur envisagés par Friedrich Merz ?
Friedrich Merz souhaite aller plus loin que les 2% de dépenses en matière d’armement et les 100 milliards d’euros de fonds spécial pour moderniser la Bundeswehr décidés sous Olaf Scholz : il propose un paquet de 400 milliards d’euros pour renforcer les capacités de défense de l’Allemagne. D’autre part, les dépenses allant au-delà d’1% du PIB ne se verraient pas appliquer les règles du frein à la dette, ce dispositif constitutionnel qui bride les dépenses publiques.
L’autre paquet de mesures concerne les infrastructures. En effet, en Allemagne nombre d’entre elles sont vétustes avec d’importants besoins de rénovation dans les transports, les télécommunications, les hôpitaux et les écoles par exemple. Ces infrastructures nécessitent des investissements car elles ont une utilité pour l’écosystème social et économique du pays. Les retombées seront bénéfiques pour les générations à venir. Afin de répondre de manière adéquate au défi de la transition verte et numérique 500 milliards d’euros pourraient ainsi être mis sur la table dans le cadre d’un fonds spécial.
Avec ces deux paquets le verrou du frein à la dette est en train de sauter. On touche à un totem qui était d’ailleurs au centre des disputes de la coalition « feu tricolore ».
Quid des réactions par rapport à ces mesures ? Tout le monde soutient-il ces investissements ?
Il y a d’un côté ceux qui soutiennent ces mesures et qui estiment qu’elles seront déterminantes pour la prospérité de l’Allemagne et que ces investissements redonneront un dynamisme économique au pays. De l’autre côté il y a ceux qui sont sceptiques et alertent sur l’effet inflationniste que ces dépenses pourraient avoir. Ils ne manquent pas d’ironiser sur le fait que dans le passé la CDU s’est voulue inflexible sur le frein à l’endettement et opère à présent un virage de 180°.
D’autres questions ont été soulevées comme les risques d’asymétries que ces dépenses pourraient créer au profit de l’Allemagne et au détriment des Etats membres de l’UE au budget plus contraint. Or, on peut aussi penser que ces pays pourraient profiter d’un regain économique allemand.
Un point d’attention restant est celui du vote au parlement allemand : une révision constitutionnelle et donc une majorité des deux tiers est nécessaire pour faire adopter les mesures annoncées. La CDU, le SPD et les Verts disposent d’une majorité au Bundestag sortant, raison pour laquelle le vote est programmé avant que le nouveau Bundestag, où l’extrême droite et l’extrême gauche bénéficient d’une minorité de blocage, ne prenne ses fonctions. A la chambre haute du parlement allemand, une majorité des deux tiers devra également être atteinte. Le suspense reste intact.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.