Le surréalisme est sans doute le mouvement artistique du 20e siècle le plus européen. Connecté par ses capitales, le continent a vécu dès 1924 et la publication par André Breton du Manifeste du surréalisme, au rythme de ce mouvement fou et révolutionnaire.
Retrouvez chaque semaine Zoé Neboit avec sa chronique Surréalisantes sur euradio pour découvrir le portrait de l'une d’entre-elles.
Pour inaugurer votre série de portrait des « Surréalisantes », c’est-à-dire les femmes artistes du surréalisme, vous avez choisi de parler d’un personnage particulièrement important dans l’histoire du mouvement et pourtant peu connu en France.
Oui tout à fait, cette semaine je vais vous parler de Toyen. Toyen, c’est le pseudonyme de Marie Čerminová, l’une des fondatrices du groupe surréaliste de Prague et une peintre qui est doucement en train de recevoir, 40 ans après sa mort, la reconnaissance qu’elle mérite pour tout ce qu’elle a apporté à l’art.
Toyen naît à Prague le 21 septembre 1902 dans une famille plutôt modeste. Chose pas du tout commune pour une jeune fille à l’époque, elle quitte le foyer familial à 16 ans et se met à fréquenter les milieux anarchistes de la capitale. Pour vivre, elle travaille dans une usine de savonnerie et rentre à la prestigieuse École supérieure des Arts appliqués de Prague.
Et on connait un peu la raison de cette jeunesse mouvementée ?
Alors, il s’avère que ses pauvres biographes s’arrachent un peu les cheveux. Toyen était très mystérieuse, allant jusqu’à effacer systématiquement toutes les traces de sa vie. Ce que l’on sait, c’est quand la décennie 1920 s’ouvre en Tchécoslovaquie, république indépendante depuis deux ans en pleine ébullition culturelle, Marie a 18 ans et elle devient Toyen. Diminutif de « Citoyen », en hommage aux révolutionnaires français de 1789, ce pseudonyme a aussi l’avantage d’abolir la notion de genre. Il faut savoir que la langue tchèque marque très clairement le masculin et le féminin par un accord des noms de famille, et plus généralement dans tout le système grammatical de cette langue à déclinaison. Or, l’artiste a marqué un point d’honneur à toute sa vie refuser l’assignation à un genre, que ce soit par le style vestimentaire, le mode de vie, la manière de se présenter au monde en commençant par ce nom : d’ailleurs, en tchèque, Toyen renvoie à la phrase To je on, qu’on pourrait traduire par : « c’est lui ».
Dans un milieu dominé par les hommes, Toyen est au cœur de l’avant-garde praguoise. Elle participe à la création en 1920 du groupe artistique anarchiste Devětsilqui a eu une influence profonde sur l’avant-garde d’Europe centrale. Dès ses premières œuvres Toyen expérimente, teste, explore les images des rêves et de l’inconscient. Inspirée par le cubisme et le dadaïsme, mais sans jamais se conformer. En voyage, elle rencontre au gré d’un bel et étonnant hasard sur une île Croate, le peintre tchécoslovaque Jindřich Štyrský. Ce dernier va devenir son âme sœur, pas son amant, mais un compagnon à la vie à la mort dont l’amitié va changer le cours de sa vie. Ensembles, ils partent s’installer à Paris.
Et, c’est là qu’ils rencontrent les surréalistes ?
Oui, et un an seulement après la création du mouvement. Ils participent aux premières expositions collectives, mais avec Štyrský, ils cultivent leur indépendance et créent même un nouveau style de peinture qu’ils nomment « l’artificialisme ». Aujourd’hui plusieurs historiens de l’art s’accordent pour dire qu’ils ont préfiguré 30 ans avant les bases de l’abstraction lyrique. Rentrée dans son pays natal, elle créée en 1934 le groupe surréaliste de Prague que sa brève existence n’empêchera pas de rayonner dans toute l’Europe. Lorsque l’Allemagne envahit la Tchécoslovaquie, elle est considérée comme une artiste dégénérée.
Pendant 6 ans, elle créera dans la clandestinité tout en hébergeant son ami le poète juif Jindřich Heisler dans sa salle de bain. Le coup de Prague par les soviétiques en 1948 la pousse à retourner en France. Elle y restera jusqu’à sa mort en 1980. Durant cette vie en exil, elle refusera toujours de se plier aux règles du très mondain milieu de l’art et de vendre ses toiles dans des galeries. Ceux qui l’ont connue disent d’elle qu’elle vivait très simplement, avec peu de moyens, mais toujours cette fièvre créatrice.
Elle ne cessera jamais d’alimenter une œuvre toujours plus expérimentale, tirant le fil du surréalisme. Teintée d’érotisme noir et de symboles clefs : l’œil scrutateur, les rapaces, les fantômes. Toyen peint des « énigmes » dira l’écrivaine Annie Le Brun, qui l’a côtoyée. Des énigmes qui peu à peu sortent de l’ombre. En 2022 Le musée d’art moderne de Paris lui a dédié une exposition : la première dans la ville dans laquelle elle a vécu la plus grande partie de sa vie.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.