Retrouvez chaque semaine Zoé Neboit avec sa chronique Surréalisantes sur euradio pour découvrir le portrait d'une artiste surréaliste.
Aujourd'hui vous nous parlez d'une Alice
L'Alice de Lewis Caroll est sans doute le personnage de la littérature qui a le plus fasciné les surréalistes. Or, chez la jeune Marie Yvonne Philippot, ce n'est pas seulement une fascination, mais une véritable identification qu'elle éprouvait pour la petite fille du pays des Merveilles. Née le 8 juin 1904 à Chenecey-Buillon, petite commune du Doubs, Marie Yvonne ne gardera pas longtemps son nom de naissance. C'est sous celui d'Alice Rahon, patronyme de jeune fille de sa mère, qu'elle deviendra célèbre.
C'est que cette Alice Rahon montre un penchant pour la fabulation
On sait peu de choses en vérité sur sa jeunesse. Mais Alice vient d'un milieu modeste. Sa mère était cuisinière et son père valet de chambre. En avait-elle honte ? En tout cas, elle aimait raconter qu'elle n'était pas née dans le Doubs mais en Bretagne, en 1916, soit 13 ans après sa véritable date de naissance. Oui, je sais, c'est un mensonge peu tenable, et je crois qu'elle en jouait. De nature solitaire mais très créative, elle écrivait et dessinait lors des nombreuses convalescences qui l'ont isolé, petite, des autres enfants.
Mais dans les années 1930, quand elle rencontre le monde de l’art, ce n’est
pas ses dessins ou ses poèmes qui l’ont font remarquer
Non, malheureusement Laurence, c’est sa beauté. Elle est photographiée par Man Ray et le peintre et sculpteur autrichien surréaliste Wolfgang Paalen tombe amoureux d’elle. Ils se marient en 1934 : elle s’appelle désormais Alice Paalen. Intégrée dans le groupe, elle publie son premier recueil de poèmes À même la terre en 1936, qui est très remarqué. Alice est libre, un peu infidèle, et son mari très jaloux. Alors, elle part avec la poétesse Valentine Penrose, qui vient de quitter son mari Roland Penrose, en Inde toutes les deux pendant sept semaines. À l’époque, déjà voyager entre femmes était plutôt rare, voire rarissime, mais en plus Alice et Valentine sont amantes. Leur liaison s’arrêtera là, mais Alice gardera de ce voyage une photo et des poèmes érotiques dédiés à Valentine pour un futur recueil qu’elle nommera, Sablier couché.
D’un voyage à l’autre Alice Rahon se rend en 1939 au Mexique
Elle est fascinée par ce pays mais surtout par les totems amérindiens et l’art primitif. Fuyant la guerre, elle s’y installe définitivement en 1940 et divorce de Paalen peu de temps après. Comme d’autres artistes exilés, elle ne retourne pas en Europe à la fin du conflit. De l’autre côté de l’Océan, elle se tourne peu à peu vers la peinture. Elle est la première à utiliser des éléments comme le sable et la cendre, inspirant des peintres comme Rufino Tamayo et Francisco Toledo. Ses toiles ne ressemblent à aucune autre : texturées, elles semblent vivantes et font écho aux peintures primitives. “À l’origine, dans la nuit des temps, la peinture était magique; elle détenait la clef de l’invisible. [...] Tel le chaman, la sibylle, le magicien ou le sorcier, le peintre devait se faire humble, afin de
pouvoir assister à l’apparition des esprits et des formes” (1), écrira-t-elle en 1951.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, Alice Rahon est reconnue comme une artiste accomplie
Elle est exposée au Mexique, aux États-Unis, à Paris et au Liban. Elle crée des costumes de scènes, des marionnettes, co-réalise un court-métrage. Mais en 1969, Alice fait une chute et se brise la hanche. Traumatisée par les mauvais traitements subis lors de son enfance, elle refuse tout soin et se retire dans sa maison de Las Flores où elle délaisse progressivement la création. Après une dernière exposition solo en 1986, elle meurt en 1987 à 83 ans. Je voudrais finir cette chronique par un extrait de son poème “Le Désespoir” publié en 1936 dans le recueil Noir Animal : “Je crois que les morts écoutent longtemps au fond de leur tombe si leur coeur va se remettre à battre. Pour le bruit, pour la compagnie du bruit, saluons la compagnie attachée par des ficelles”.
(1) extrait de Alice Rahon, 1951, Exhibition catalogue, Willard Gallery, New York, 1951. Traduit de l’anglais par Georgiana Colvile
Sources :
● Leïla Jarbouai, “Les voyages surréalistes d’Alice Rahon”, in, Histoire de l'art, N°63, 2008. Femmes à l’œuvre. pp. 77-88.
● Leïla Jarbouai, entrée “Alice Rahon”, extrait du Dictionnaire universel des
créatrices, Éditions des femmes - Antoinette Fouque, 2013, https://awarewomenartists.com/artiste/alice-rahon/
● “Is Alice Rahon the next Surrealist rediscovery?”, Jori Finkel, 3 août 2022, The Art Newspaper
https://www.theartnewspaper.com/2022/08/02/alice-rahon-surrealist-w endi-norris-exhibition-san-francisco
● https://www.alicerahon.org
● https://www.femmespeintres.be/peintres/mod/rahon.htm ● https://www.gallerywendinorris.com/artists-collection/alice-rahon ● https://www.artic.edu/artists/55561/alice-rahon
Entretien réalisé par Laurence Aubron.