Colonne Verbale

Colonne Verbale #4 - Boucler la boucle

Colonne Verbale #4 - Boucler la boucle

Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.

La tracklist :

  • Ray Cathode - Waltz In Orbit
  • Pino Presti Sound - L'Estate di Laura
  • Bruno Canfora - Tight Race
  • Keith Mansfield & The KPM Orchestra - West Coast Surf Ride
  • Wendell Harrison - Angry Young Man, Pt. 1
  • Jef Gilson - Valse Pour Helene
  • Basil Kirchin - Primitive London 1
  • David Axelrod - The Sick Rose
  • Martial Solal – Locomotion
  • Viejas Raíces - O'Placar
  • Chester Thompson - Mr. T
  • ATA Records - Mysterious Manor
  • Chip Wickham - Soho Strut
  • Dave Pike Set - Regards from Freddie Horrowitz

On s’accordera sur le fait que le temps des séries est terminé. 

Elles avaient étouffé la littérature et le cinéma traditionnel durant plusieurs décennies : leur effondrement spectaculaire constitue un nouveau bouleversement culturel et marque un changement sociétal majeur.

Trop chronophage, trop normé, trop énergivore : le format ne répond plus aux modes de vie, attentes et aspirations contemporaines. Suivre un récit déployé sur quatre ou cinq saisons d’une dizaine d’épisodes d’une heure chacun est devenu une pratique obsolète, confinant au snobisme - comme peut également l’être la lecture des Trois Mousquetaires ou de Guerre et paix. 

Rétrospectivement, c’était à prévoir, pourrait-on dire.  Les ferments de ce bouleversement étaient sous nos yeux, nous n’avons compris leur impact que lorsque le lait était devenu yaourt. 

Ainsi donc, Netflix, qui était parvenu à imposer la lettre « N » au cœur de l’acronyme GANAM, s’apprête à rejoindre le groupe Meta au cimetière des éléphants de la data. 

Cause ou conséquence, l’effondrement de l’industrie de la série s’accompagne d’un effritement de la mondialisation culturelle qu’elle avait justement parachevée.

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Il est frappant de constater que la déliquescence du format série a réactivé des particularismes culturels régionaux. D’autres pratiques culturelles, nouvelles ou revisitées, mais également des pratiques religieuses ou sportives ont comblé le vide et deviennent hégémoniques dans telle ou telle région du monde. En Europe, on le sait, ce sont les Jiphes qui ont remplacé les séries.  

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Un article publié dans le très académique Journal of Post Cultural Studies explique comment les Jiphes ont investi la quasi-intégralité du champ culturel en Europe. Passons la préhistoire du format, pour rappeler que les GIFs animés ont d’abord connu une forte popularité à travers leur utilisation humoristique, comme vecteur de mèmes notamment. Puis les GIFs animés se sont progressivement substitués aux émojis dont la puissance évocatrice s’était diluée au fur et à mesure que leurs nombre et déclinaisons augmentaient, et les GIFs sont finalement devenus un élément indispensable de toute communication écrite synchrone en ligne. En parallèle, des réseaux sociaux avaient propulsé vers le milieu des années 2010 de nouveaux modes d’interaction reposant sur la diffusion non pérenne de vidéos très courtes – parfois désignées comme stories, en total paradoxe avec leur fonction, essentiellement non-narrative. Cet emploi des réseaux sociaux s’est évanoui avec leurs utilisateurs, mais le profond enracinement des GIFs comme appendice de l’expression écrite, conjugué à l’appétit pour les contenus courts ont conduit au développement des usages des Jiphes tels que nous les connaissons aujourd’hui. 

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Quand on consulte le Larousse, l’entrée « Jiphe » indique : 

« Jiphe

[ʒif] 

nom masculin

(acronyme anglais GIF,  Graphics Interchange Format)

1.      Courte séquence répétée, exprimant ou suggérant une émotion. 

2.      Pratique artistique consistant à incarner une émotion par la répétition d’une scène déterminée. »

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Rappelons pour les amoureux d’étymologie, que la prononciation de l’acronyme GIF a par le passé fait l’objet de discordes entre tenants du [gif] ou [dʒif] ou [ʒif]. En optant pour la francisation « Jiphe », l’Académie Française a tranché le débat - pour les francophones en tout cas.

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Les séries incarnaient hypertrophie narrative. Les Jiphes sont l’exact opposé. Longue vie au Jiphes ? 

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En ce qu’il repose sur une extrême concision formelle et qu’il use parfois de l'humour pour suggérer un sentiment, le Jiphe est souvent rapproché du Haiku – lequel est d’ailleurs en passe de devenir la distraction dominante au Japon depuis la disparition des séries. 

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Face à la quantité vertigineuse de séquences filmées que constituent les séries, de nombreux auteurs de Jiphes ont fait du cinéma classique leur matériau de prédilection. De par leur durée courte (pas plus de 2H pour la plupart) mais surtout l’importante documentation critique qui leur est consacrée, les films sont une matière particulièrement adaptée au travail de recherche d’émotions Jiphables.  

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Un auteur a cherché à incarner l’idée du cycle des jours et de la vie. Il a utilisé la séquence leitmotiv du film Un jour sans fin dans laquelle un réveil vintage rappelle à Bill Muray ses obligations à 6H précises. 

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Outre la pratique que l’on pourrait qualifier de théâtrale, le Jiphe occupe désormais une très large place dans de l’art contemporain. 

Des artistes explorent de nouvelles modalités formelles de présentation des Jiphes, tandis que d’autres sont à la recherche d’une émotion quintessencielle de l’être humain qui pourrait être incarnée dans un Jiphe. 

Dans une approche radicale, un artiste-performer a décidé de dédier le reste de sa vie à jouer et rejouer un unique Jiphe, et à le retransmettre en direct, en streaming. La postérité jugera s’il est un génie ou un imposteur. 

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Jiff figé. Arrêt sur image. Et on recommence.

Martial Solal – Locomotion · Artwork: Mike Carson