Lors de chaque session plénière au Parlement européen à Strasbourg, Romain L’Hostis suit les débats du Parlement européen qui réunit les 705 députés européens des 27 pays de l’Union. Le 12 juillet, il reçoit le député européen français Gilles Lebreton du groupe Identité et Démocratie, sur l'adoption le mardi 11 juillet de la position du Parlement européen sur un projet de législation visant à mieux protéger les journalistes, ainsi que les militant.es et chercheur.ses européen.nes.
Mardi 11 juillet, donc le Parlement européen a adopté à une grande majorité (près de 500 voix pour) sa position pour une future législation contre une autre menace pesant sur ces personnes : les poursuites-bâillons, les poursuites judiciaires abusives car elles ciblent celles et ceux qui participent au débat public. Gilles Lebreton, vous êtes rapporteur fictif sur ce texte. Est-ce que vous pouvez nous expliquer quels sont les grands objectifs de ce projet de législation ?
Le point de départ, c’est que la persécution judiciaire des journalistes est évidemment une réalité. On en était tous convaincus au sein du comité de travail, donc rapporteur et rapporteurs fictifs. On pense évidemment à des exemples tragiques : Daphne Galizia pour laquelle ça s’est mal terminé puisqu'elle a fini par être assassinée [ journaliste maltaise assassinée en 2017 après avoir travaillé sur des affaires de corruption liées à des membres du gouvernement - NDLR]. Donc tout le monde a cet exemple là en mémoire. J'ai aussi moi à titre personnel en tête l'exemple de Madame Yoncheva qui est une eurodéputée socialiste bulgare. Sa levée d'immunité avait été demandée il y a quelques années par le gouvernement bulgare, par le parquet bulgare, et comme je suis membre de la commission d'affaires juridiques, c'est moi qui me suis occupé du dossier en tant que rapporteur principal.
Et vous siégez aussi à une autre commission ici au Parlement européen, la commission Pegasus, en rapport à un logiciel espion qui a servi à espionner des journalistes, des élus aussi.
Vous avez raison de le dire mais tout ça montre que ce sont des sujets qui m'intéressent particulièrement ! En tant qu'universitaire, je suis susceptible de connaître un petit peu les mêmes ennuis que les journalistes. C'est-à-dire que les universitaires ont une liberté d'expression, ils font de l'investigation aussi parfois, et on peut nous aussi être en but aux mêmes persécutions que les journalistes. Donc j'étais très motivé. Alors pour en venir à l’affaire Yoncheva, que les gens ne connaissent pas, on m'avait dit pas de problème ça n'a rien à voir avec son ancienne profession de journaliste, ni avec ses fonctions d’eurodéputée. C'est une affaire de blanchiment d'argent, mais en réalité en creusant le dossier, je me suis aperçu que c'était pas ça du tout. Pour moi c'était véritablement une persécution qui était liée au fait qu'elle avait, comme journaliste d'investigation, travaillé sur des affaires de corruption comme Madame Galizia, et qui mettait en cause certains membres du gouvernement. J'ai eu accès à un dossier qui m'a permis d'avoir la conviction qu'elle était victime d’une poursuite judiciaire qui visait en fait à entraver son travail d’eurodéputée et donc le travail d'investigation qu'elle continue à faire puisqu'elle était membre de la commission des libertés, qui est compétente justement pour enquêter sur les problèmes d'entrave aux différentes libertés. Donc j'ai proposé un peu à la surprise générale, de protéger son immunité. Ca a donné lieu à un débat extrêmement houleux. Le service juridique de la commission des affaires juridiques étaient profondément hostile à ma proposition, et j'ai réussi à obtenir l'accord de la majorité de la commission des affaires juridiques et ensuite l'accord du Parlement européen, qui m'a suivi donc. Et nous avons protégé l'immunité de Madame Yoncheva parce qu'on a estimé qu'elle était victime de poursuites qui était liées à son activité de journaliste. Activité qu'elle poursuivait d'une certaine manière en tant qu’eurodéputée membre de la commission des libertés. Donc voilà moi j'étais volontaire pour être raporteur fictif parce que j'avais le sentiment qu'il fallait faire quelque chose.
Cette semaine le Parlement européen a adopté mardi 11 juillet à une grande majorité (près de 500 voix pour) sa position officielle pour une future législation contre ces poursuites-bâillons, ces poursuites abusives. Comment finalement peut-on distinguer une poursuite fondée d’une poursuite infondée ? Sur quels critères se base-t-on ?
Alors c’est toute la difficulté. Les eurodéputés qui trichent malheureusement, il semble qu’on en ait eu quelques exemples récemment. Et ça nous a posé un problème de conscience, car très rapidement j’ai été mis en minorité en fait dans ce groupe de travail qui englobait le rapporteur et les rapporteurs fictifs. J’étais d’avis d’avoir une conception stricte des personnes concernées : je ne voulais pas qu’on déborde de trop de la catégorie des journalistes. C’est quand même les journalistes qui sont les premiers visés, et puis de fil en aiguille, on a dit les défenseurs des droits de l’homme aussi. D’accord, mais il s’agit d’une catégorie beaucoup plus floue que les journalistes. Et puis à ce moment là on a ouvert les vannes, j’ai dit “et les universitaires ?”. D’accord pour les universitaires. Et puis on a fini par englober les représentants des ONG. A ce moment là, j’ai commencé à avoir peur, je me suis dit que la catégorie des personnes protégées devenait tellement large qu’on avait du mal à en dessiner les contours. Et donc j’ai essayé de freiner, d’avoir un texte qui était mieux circonscrit. Je pense que lorsqu’on développe une nouvelle législation, c’est plus sensé en ayant un objet très bien délimité. Et puis à l’usage, si on voit que ça marche bien, on peut l’élargir.
Pourquoi c’est lorsque les membres des ONG ont été évoqués que cela vous a fait changer d’avis ?
Parce que beaucoup d’ONG sont extrêmement puissantes en réalité. Je fais référence aux ONG de la galaxie “Open Society”, de Georges Soros, qui est un milliardaire. S’il y a bien quelqu’un qui est capable de se défendre tout seul, c’est Georges Soros. Il en a fait la preuve : il y a beaucoup d’actions en justice qui le concerne, il sait très bien se défendre. Donc je me méfie beaucoup d’un texte qui, au départ, était conçu pour défendre des faibles, de simples journalistes, et puis qui, finalement, en arrive à pouvoir bénéficier à des puissances. Et là ça m’a mis extrêmement mal-à-l’aise. Je vous donne un exemple : moi, avec mon étiquette politique “Rassemblement national”, je suis susceptible de faire l’objet de diffamation de la part d’ONG, certains de mes camarades en ont fait l’objet. A ce moment là, il est tout à fait normal qu’ils intentent une poursuite judiciaire, là on n’est pas du tout dans l’hypothèse d’une poursuite-bâillon. Mais cependant le texte qui a été voté est tellement flou, on pourrait tout à fait tomber dans cette hypothèse, sous le coup du texte. C’est-à-dire l’ONG poursuivie, bien qu’étant infiniment plus puissante que l’eurodéputé tout seul qui essaye de défendre son honneur, pourrait invoquer ce texte. Et alors ce texte a un deuxième problème : pour que l’Union européenne soit compétente, il ne doit s’agir que de poursuites à caractère transfrontalier. Il faut que le sujet de l’attaque concerne plus d’un Etat-membre. Sauf qu’on a là encore trop élargi le champ d’application du texte puisqu’à un moment donné, on a voté une disposition qui dispose que lorsque le sujet de l’affaire est susceptible d’être accessible en ligne, on peut considérer que c’est transfrontalier. Mais dans le monde dans lequel nous vivons, presque tout est accessible en ligne. C’est donc un texte qui va s’appliquer, à mon sens, non plus seulement aux affaires à caractère strictement transfrontalier, mais potentiellement à n’importe quelle affaire. Ca me gêne beaucoup, car c’est une immixtion qui ne sera plus exceptionnelle mais qui risque d’être régulière. Et puis enfin, quel est le coeur de ce texte ? C’est de déroger à la procédure juridictionnelle nationale normale. On demande à chaque Etat de mettre en place deux types de procédures juridictionnelles. La première, qui existe déjà, est la procédure juridictionnelle normale, qui va continuer à s’appliquer pour les affaires dans lesquelles on ne soupçonne pas de poursuite-bâillon. Et puis une deuxième procédure juridictionnelle que les Etats vont devoir mettre en place et qui est une procédure accélérée. Le coeur de l’originalité de ce dossier, c’est d’obliger les Etats à permettre aux juges nationaux de rejeter très rapidement les recours selon une procédure accélérée, dès lors qu’ils soupçonnent une poursuite abusive.
Si je me mets à la place d’une personne qui dénoncerait une poursuite-bâillon, que m’apporteraient ces nouvelles règles par rapport à une diffamation ? Qu’est-ce qui change ?
Ca change beaucoup, parce que quand on fait l’objet d’une simple diffamation, on est obligé de respecter la procédure juridictionnelle nationale habituelle, qui peut être assez lente. Ce n’est pas du tout un reproche, la justice a parfois besoin de sérénité, il ne faut pas juger trop vite non plus. Mais dès lors qu’on est dans le cadre d’une poursuite-bâillon, et si le juge estime que l’hypothèse est plausible, alors il va actionner la procédure de rejet accéléré. Au risque de se tromper. Bien sûr il y a des possibilités de recours, mais tout ça fait peur. On a affaire à une justice à deux vitesses qui est prévue par ce texte.
Dans le débat de cette session plénière, vous avez même parlé de “privilège procédural”.
Oui, c’est ça. C’est un privilège procédural. Mais tous ces griefs que je vous exposent, mes collègues n’ont pas voulu en tenir compte. Et donc le texte est passé avec cette dimension un peu exagérément étendue que je suis en train de dénoncer. Alors, avec mon groupe on a décidé de s’abstenir. Donc l’abstention ici prouve que sur le principe, on était favorables depuis le départ à une telle procédure, mais sur la réalisation technique, nous sommes déçus.
Vous pensez que ce texte va trop protéger les catégories de personnes concernées ?
N’oubliez pas qu’au départ, il s’agissait de protéger les journalistes. Et là, on a étendu à un nombre de bénéficiaires exagérément étendu. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais les personnes qui peuvent se prétendre défenseurs des droits de l’homme ou membre d’une ONG, c’est considérable. Moi-même, je suis membre depuis quelques années, d’une ONG. Donc je pourrais demain, si je suis attaqué, mettre en avant ma qualité de membre d’une ONG pour me prévaloir des dispositions de cette attaque. Je crois qu’on va trop loin. Si on s’était contenté d’un texte qui défendait uniquement les journalistes, je pense qu’on aurait rassuré tout le monde. Car c’est quand même une profession assez circonscrite, et on aurait su de quoi on parlait. Car attention, il s’agit d’une dérogation au cours normal de la justice nationale. Moi, en tant que juriste, j’aime bien que les dérogations soient d’interprétation stricte. Dès qu’une dérogation est un peu floue, elle devient dangereuse. Encore une fois, sur le principe philosophique, j’étais pour ce texte, malheureusement cette déception m’a amené à opter pour une abstention.
Une autre avancée réclamée par les eurodéputés, c’est la création dans les Etats-membres de “guichets uniques” qui permettraient aux victimes de ces poursuites-bâillons d’obtenir des informations et des conseils dans ces procédures. Est-ce que vous rejoignez cette demande ? Cela semble être un pas vers l’accès de tous à nos droits d’Européens.
Oui, l’idée d’un guichet unique c’est simplement de donner des meilleures informations aux victimes sur leurs droits. On ne peut pas être contre. Ce n’est pas du tout un point qui me dérange, et cela n’a pas été un point de divergence au sein du groupe de travail. Mon seul grief est que le texte ait été trop élargi. Mais attention, c’est un grief important. [...]
Entretien réalisé par Romain L'Hostis.