Alice Collin est avocate au Barreau de Bruxelles, en droit public et européen. Après avoir étudié les sciences politique et le droit, elle s'est spécialisée en études européennes au Collège d'Europe à Bruges.
La Directive sur les salaires minimums, adoptée en 2022 est menacée par un avis de l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union européenne. Un avis qui pourrait, s’il est suivi, conduire à l’annulation pure et simple de ce texte pourtant considéré comme un pilier de l’Europe sociale. Pourquoi cette Directive sur les salaires minimums est-elle menacée devant la Cour de Justice de l’Union européenne ?
Tout part d’un recours introduit par le Danemark et la Suède début 2023. Ces deux pays s’opposent à la Directive, estimant qu’elle viole l’article 153(5) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui exclut explicitement toute compétence de l’UE en matière de rémunération. Le 14 janvier dernier, l’avocat général de la CJUE, Nicholas Emiliou, a donné un avis qui lui donne raison : selon lui, la Directive est incompatible avec le Traité et doit être annulée.
Cela soulève une question juridique complexe : la Directive ne fixe pas de salaires minimums précis, mais établit un cadre pour que les Etats membres garantissent des niveaux de salaire décents. Le débat porte donc sur la limite entre l’encadrement des « conditions de travail », où l’UE a une compétence, et la « rémunération », qui est censée rester du ressort des Etats membres.
Pourquoi cette Directive est-elle si importante et pourquoi soulève-t-elle tant d’émotions ?
Cette Directive est perçue comme un tournant majeur pour l’Europe sociale. Son objectif est clair : lutter contre la pauvreté au travail, renforcer la négociation collective et réduire la concurrence déloyale entre pays. C’est un message fort pour les travailleurs européens, qui attendent depuis longtemps des actions concrètes de l’UE en matière sociale.
L’annulation de la Directive pourrait être un énorme coup dur. Cela renforcerait l’image d’une Europe distante, plus préoccupée par les règles économiques que par la justice sociale. A l’inverse, sa mise en œuvre symbolise une tentative de combler ce fossé en favorisant une plus grande cohésion sociale.
L’avis de l’avocat général est-il définitif ? La Cour de justice doit-elle forcément le suivre ?
Pas du tout. L’avis de l’avocat général est une recommandation, pas une décision contraignante. La Cour a déjà montré qu’elle pouvait s’en écarter, surtout dans des affaires très sensibles comme celle-ci.
De plus, il y a des arguments solides pour défendre la Directive. Par exemple, la CJUE a déjà jugé par le passé que l’interdiction pour l’UE d’intervenir sur les rémunérations ne doit pas vider d’autres compétences – comme celles sur les conditions de travail – de leur substance. Ce principe pourrait permettre de valider la directive.
Enfin, la Cour ne peut ignorer les conséquences politiques de son choix. Annuler cette directive pourrait alimenter les populismes et renforcer les critiques contre l’UE, alors que la directive elle-même reste largement soutenue par 24 États membres sur 27.
Donc, si la Cour suit l’avocat général et annule la directive, est-ce que cela signifie la fin de la bataille pour des salaires décents en Europe ?
Non, pas du tout. Même en cas d’annulation, les objectifs de la directive restent pertinents. Les États membres peuvent continuer à mettre en place des mécanismes nationaux inspirés de ses principes, comme fixer des salaires minimums à 60 % du salaire médian.
Et il ne faut pas oublier que cette directive a déjà eu un impact. Elle a relancé des discussions sur les salaires minimums et la négociation collective dans plusieurs pays. En ce sens, son esprit survivra, même si le texte venait à disparaître.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.