Tous les mercredis, écoutez Iris Herbelot discuter d'un sujet du secteur spatial. Tantôt sujet d'actualité ou bien sujet d'histoire, découvrez les enjeux du programme européen Hermès, de la nouvelle Ariane 6, ou encore de la place de l'Europe dans le programme Artémis. Ici, nous parlons des enjeux stratégiques pour notre continent d'utiliser l'espace pour découvrir, innover, et se défendre.
Nous consacrons notre épisode d’aujourd’hui au nouveau Commissaire européen à la défense et à l’espace, l’ex-Premier ministre lituanien Andrius Kubilius. Avec Kaja Kallas, l’ex-Première ministre estonienne, à la tête de la diplomatie européenne, et un Lituanien à la défense et à l’espace, c’est une prise de pouvoir pour les pays d’Europe de l’Est.
C’est effectivement une distribution des postes très intéressante pour ce nouveau mandat Von der Leyen, qui reflète les appels à prendre en considération la voix des pays d’Europe de l’Est depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Klaus Iohanis, le président sortant de la Roumanie, en avait d’ailleurs fait un argument central de sa campagne pour être le nouveau secrétaire général de l’OTAN, même si c’est le Danois Mark Rutte qui l’a finalement emporté. L’Union européenne en revanche montre des signes d’accorder des postes cruciaux au vu des circonstances actuelles aux pays de l’est, avec ces deux nominations, qui vont probablement travailler étroitement sur des sujets comme la guerre en Ukraine.
Andrius Kubilius est un ancien eurodéputé, en plus d’avoir été chef de gouvernement dans son pays d’origine, et le Parlement européen a été convaincu par son audition, puisqu’il a été l’un des rares commissaires à être confirmé dès sa première audition, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas de Kaja Kallas. Et cette audition est très intéressante, parce qu’elle a permis d’avoir une idée assez fine des priorités et de la ligne directrice de Kubilius pour ce portefeuille qui, il faut le rappeler, est une nouvelle création, un nouveau poste, sans repères de ce qu’un prédécesseur aurait pu déjà mettre en place.
Effectivement le poste est nouveau, c’était une proposition d’Ursula Von der Leyen sur la fin de son premier mandat, pour booster les achats conjoints d’armes entre Etats-membres.
Oui, et il faudra prêter attention à ce qu’il n’y ait pas de frictions entre le Commissaire à l’industrie, qui ces deux dernières années a porté les responsabilités de relancer le secteur industriel de la défense en Europe, et ce nouveau Commissaire.
D’ailleurs lors de son audition devant le Parlement européen, Andrius Kubilius a insisté sur l’augmentation du budget européen pour la défense, par le biais du Fonds européen pour la défense, le FED ; et sur la nécessité de développer des projets transnationaux. Il reprend la ligne adoptée par la précédente Commission VdL sur ces points, et il n’y a pas de raison de penser qu’il s’en éloignera.
Vous parliez de la coopération entre Kaja Kallas et Andrius Kubilius à venir, et d’un transfert de certaines responsabilités du Commissaire pour la stratégie industrielle, Stéphane Séjourné, au Commissaire à la défense et à l’espace. A-t-on affaire à une multiplication des rôles, ou à la création d’un poste nécessaire ?
Les détracteurs de la redondance administrative vous diront que le Service européen à l’action extérieure, le SEAE, a déjà un département consacré à la sécurité. C’est d’ailleurs pour ça que le titre de Kaja Kallas est celui de Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères ET la politique de sécurité. Donc donner les responsabilités de la politique de défense européenne au SEAE, et laisser celles de l’industrie de la défense au Commissaire à l’industrie, ça n’aurait choqué personne. Sauf que on est face à une menace existentielle pour l’Europe, qui, comme l’a rappelé de manière très lucide Andrius Kubilius lors de son audition, est de plus en plus livrée à elle-même, avec le retour de Donald Trump au pouvoir, et de manière générale une tendance des Américains à se détourner de l’Europe et du Moyen-Orient ces dernières années pour investir leurs efforts en Asie-Pacifique. Donc avoir un Commissaire en charge de l’ensemble des aspects, industriels et politiques, de la politique de sécurité européenne, c’est un choix tout à fait argumenté et d’actualité, même s’il reste à prouver que c’était une décision judicieuse et efficace.
Andrius Kubilius a 100 jours à partir de sa prise de poste pour publier un livre blanc sur le futur de la défense européenne, faudra-t-il attendre début mars pour savoir ce que Kubilius a en réserve pour l’UE ?
La rédaction d’un livre blanc va prendre du temps, une denrée rare que les Européens n’ont pas à leur disposition au vu de la situation en Ukraine notamment, mais aussi du temps que prendront, ensuite, les mises en place de ce livre blanc. Par contre, l’audition début novembre de Kubilius a déjà donné une forme de livre blanc sur comment il envisage son mandat, il a quand même eu trois heures pour présenter son programme et convaincre ses anciens collègues.
Que faut-il attendre du nouveau commissaire européen à la défense et à l’espace, alors ?
Sur la défense, une continuité des positions actuelles, avec un renforcement attendu des achats communs et d’une réindustrialisation européenne poussée. Quand il était eurodéputé, Kubilius a argumenté en faveur de l’usage des avoirs gelés russes pour financer l’aide de guerre à l’Ukraine en avril dernier, c’est un défenseur de la protection de l’Etat de droit en Europe et du soutien à nos voisins démocratiques ukrainiens, il n’y a pas de raison que sa position change là-dessus.
Sur les projets de défense à financer par l’UE et l’augmentation du budget européen à y consacrer, on voit déjà les lignes bouger. Ursula Von der Leyen a annoncé – vaguement et dans les grandes lignes – huit grands projets qui seraient majoritairement financés par l’UE dans le cadre d’un fond élargi à 500 milliards d’euros, des projets qui bénéficieraient à tous les Etats-membres, couvrant tous les secteurs de la défense : l’incontournable est un système de défense aérien, inspiré du Dome de Fer israelien et une urgence absolue après avoir observé les frappes du nouveau missile balistique russe en décembre sur Kiev. Le projet d’une capacité d’observation et de protection des infrastructures sous-marines est également un projet central, qui là aussi fait écho à la vulnérabilité des câbles sous-marins qui ont été endommagés en mer Baltique et en mer du Nord ces dernières années. Un autre projet est celui de la surveillance du domaine spatial, qu’on appelle Space Situational Awareness en anglais, ce qui reflète littéralement de quoi il s’agit : la connaissance précise de ce qu’il se passe en orbite, ce que font les autres, ce que les puissances rivales, mais aussi les alliés, ont comme capacités d’observation et – dans un futur possiblement proche – de frappe, depuis l’espace.
Sur l’espace, qu’il ne faut pas oublier sur ce portefeuille, Andrius Kubilius a projeté un projet central qui là encore est très manifestement en réaction à l’actualité extra-européenne, plus qu’une anticipation propre aux capacités et aux besoins de l’Europe. J’insiste sur le fait que l’espace fait partie du portefeuille du Commissaire à la défense notamment parce que les outils d’accès à l’espace et d’observation depuis l’espace, entre autres, sont centraux à la défense : les missiles intercontinentaux et les lanceurs européens reposent sur des principes historiquement liés, par exemple. Donc le grand projet pour le secteur spatial du mandat de Kubilius, outre poursuivre les programmes européens Copernicus, Galileo, IRIS² etc, c’est un projet de régulation : il prévoit d’homogénéiser les lois européennes sur l’accès à l’orbite, et surtout sur l’obligation de désorbiter de manière sécurisée les satellites non-opérationnels. C’est un gros chantier législatif qui s’annonce pour réguler un secteur qui avance très rapidement, là où les Nations Unis se retrouvent complètement dépassées par la domination des entreprises privées dans l’accès à l’espace, et Kubilius cherche à faciliter l’émergence et le développement de lanceurs privés, mais dans un cadre législatif et un marché commun européen strict.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.