Avec sa chronique Les femmes ou les "oublis" de l'Histoire, Juliette Raynaud explore "les silences de l'Histoire" (Michelle Perrot) et nous invite à (re)découvrir notre matrimoine oublié, une histoire après l'autre...
Dans le 1er épisode de cette chronique, je vous parlais de Manikarnika També.
Sarojini Naidu est une de ses héritières.
Vous connaissez Sarojini Naidu ?
Poétesse charismatique indienne, cheffe politique et idéaliste combattive, elle fut la première femme à rejoindre Gandhi pendant la "Marche du sel" en 1930 et déclencha la plus grande campagne de désobéissance civile de l'Histoire.
Je reprends ici encore les mots du formidable documentaire "Décolonisations" de Karim Miské, Pierre Singaravélou et Marc Ball.
New York, 1928
Ici résident la richesse et la puissance du monde. Ici débarque un matin d’octobre Sarojini Naidu. Sa mission est simple : convaincre le peuple américain que l’Inde n’est pas barbare et qu’elle a droit à l’indépendance.
Tout est parti de ce livre sorti un an plus tôt Mother India, la journaliste américaine Katherine Mayo y présente l’Inde comme une contrée maudite soumise à une religion barbare, l’hindouisme. Pour elle, c’est clair : un peuple aussi arriéré n’est pas mûr pour l’indépendance. Le livre fait un carton. Les nationalistes indiens et indiennes se doivent de contre-attaquer.
“Cher·es ami·es, j’ai fait des milliers de kilomètres pour venir à vous en tant qu’ambassadrice d’une très ancienne nation à la plus jeune nation du monde. (...) Ce que mon pays vous dit : shanti, shanti, shanti. Paix, paix, paix.”
“Friends, I come to you from many thousands miles away, as the ambassador of a very ancient to the youngest nation in the world. (…) What my country says to you, it says (…) : shanti, shanti, shanti. Peace, peace, peace.”
Diplômée de Cambridge, poétesse en langue bengali, dirigeante indépendantiste, Sarojini Naidu fascine les Américains et les Américaines. Il lui suffit de prendre la parole pour convaincre son public que, tout comme les Etats-Unis en leur temps, l’Inde doit se libérer de la tutelle britannique.
Durant 8 mois, elle sillonne le pays, n’en négligeant aucune facette. Sarojini ne se contente pas de promouvoir sa cause auprès des blancs qui détiennent le pouvoir.
Elle traverse le miroir et part à la découverte de l’Amérique noire. Des ghettos de Chicago aux campus de l’Université Howard, elle est émue aux larmes quand elle voit le sort réservé aux personnes noires. Elle les voit comme les Intouchables de l’Amérique.
En Inde, elle, la Brahman, a bravé les traditions pour épouser un homme d’une caste inférieure. Elle ne s’attendait pas à ce qu’aux Etats-Unis aussi, il existe encore des parias. Dans l’Inde de ses rêves, il n’y en aura pas mais pour qu’elle advienne, il faut rentrer au pays, entamer un nouveau combat, et il passe par les femmes.
Sarojini Naidu veut se battre pour ses soeurs, les oubliées de l’Inde, les recluses, les veuves, celles que l’on marie à 9 ans, celles que l’on tue pour une histoire de dot.
Pour cela, elle va devoir forcer la main à son meilleur ami Gandhi, le guide spirituel du mouvement national indien.
Fin mars 1930, Gandhi entame une marche pour protester contre le monopole britannique sur le sel. Surtaxé par les autorités coloniales, le sel coûte excessivement cher en Inde. Un impôt injuste qui enlève aux plus pauvres jusqu’au goût de la vie. Durant 300 kilomètres, Gandhi chemine, accompagné par des dizaines de milliers d’hommes. Aucune femme.
Quand il arrive à la dernière étape de la marche, Sarojini le rejoint.
Partout, elle l’accompagne. Partout, elle s’impose devant les caméras. Sa présence déclenche un mouvement sans précédent. Par milliers, les femmes affluent. Par milliers, elles ramassent du sel sur la plage, lançant la plus grande campagne de désobéissance civile que le monde ait connu. Elles aussi sont désormais des combattantes de la liberté !
Quand Gandhi est arrêté par les autorités coloniales, il confie la direction du mouvement à Sarojini Naidu. C’est elle qui va mener les marcheureuses à l’usine de sel de Darasana. Le matin du 21 mai, elle s’adresse aux manifestants et manifestantes :
“Le prestige de l’Inde est entre vos mains. Vous ne devez utiliser la violence sous aucun prétexte. Vous serez battu·es mais vous ne résisterez pas. Vous ne lèverez même pas la main pour vous protéger des coups.”
Bilan de la journée : 320 blessé·es, 2 morts. Sarojini est arrêtée avec des centaines de militants et de militantes. L’envoyé spécial de United Press écrit un article accablant les Britanniques. Ce reportage est repris par 1350 journaux du monde entier. Pour l’Empire Britannique des Indes, c’est un coup terrible. Et il a été porté par une femme.
Sarojini Naidu verra en 1947, dans le bain de sang de la partition de l'Inde, se briser son rêve de solidarité. Mais un vent de résistance se lève, et il aboutira dans lesannées 1960, à l’indépendance de presque toutes les colonies.