Chaque semaine, retrouvez Les histoires d'Europe de Quentin Dickinson sur Euradio.
On entend souvent répéter que la France occupe une place particulière et déterminante dans l’Histoire du continent européen – vous partagez cet avis, Quentin Dickinson ?...
Pour le meilleur, comme pour le pire, oui, sans doute ; mais cela mérite d’être mis en perspective, avec quelques rappels.
Par commodité, la convention, c’est généralement de faire débuter la construction de l’ensemble institutionnel européen en 1945, même si la cristallisation de cette tendance ne s’accomplira véritablement que six ans après, lors de la signature du Traité de Paris, qui crée la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, la CECA.
Les six États qui choisissent ainsi de mettre en commun la gestion des ressources industrielles indispensables à toute guerre – précisément pour rendre celles-ci impossibles entre eux – ont tous connu un régime d’extrême-droite en Italie fasciste et en Allemagne nazie ou l’occupation, voire l’annexion, par les forces de cette dernière. La volonté de rompre définitivement avec un pouvoir brutal, autoritaire, et expansionniste était dans toutes les têtes. Plus jamais la guerre, pensait-on.
Mais cette tendance n’allait pas durer, Quentin Dickinson…
C’est qu’à la menace allemande avait assez rapidement succédé la menace de la Russie soviétique.
Pour s’en garantir, dès 1949, le Traité de Washington avait lancé l’Alliance atlantique, l’OTAN, pour coordonner les moyens militaires des États-Unis et du Canada avec ceux de dix pays de l’ouest de l’Europe, dont les six futurs membres de la CECA : France, Allemagne, Italie, et les trois pays du Benelux.
Comment se présentent à cette époque les choix politiques des Européens ?...
De façon compréhensible, les mouvements d’extrême-droite ne faisaient pas recette ; en revanche, la propagande russe présentait l’Union soviétique comme le Paradis des travailleurs et séduisait une partie de la classe ouvrière et des intellectuels. Situé à l’extrême-gauche, le Parti communiste connaissait en Europe de l’ouest une période faste, qui allait cependant s’étioler au fil du temps pour aboutir à sa marginalisation actuelle.
Toutefois, les Européens votaient majoritairement pour des partis de centre-droit ou de centre-gauche, éventuellement d’ailleurs en coalition. Une exception : la France.
Comment cela ?...
Au cours des douze années qui suivirent la Libération, la France était en proie à une instabilité politique permanente, rivalisant en cela même avec l’Italie, la référence du genre. Le retour aux affaires du Général de GAULLE et la création de la Ve République devaient inaugurer une ère davantage consensuelle, dans le cadre d’institutions solides et de politiques de centre-droit.
Le système gaullien surmonta le soulèvement de l’été 1968 des étudiants rejoints par les syndicats, soulèvement qui paralysa le pays.
Spectateurs, les pays voisins se perdaient en conjectures quant à cette trajectoire si particulière de la France.
Mais ils n’étaient pas au bout de leurs surprises.
Que voulez-vous dire ?...
C’est que la France, qui avait connu une succession ininterrompue de gouvernements de centre-droit pendant vingt-trois ans, allait, avec l’élection de François MITTERRAND en 1981, se doter du seul gouvernement en Europe aux mains de l’ensemble des mouvements de gauche, des sociaux-démocrates jusqu’aux communistes.
Autre record européen : cette phase allait durer quatorze ans.
Mais la roue tourne.
C’est-à-dire ?...
…c’est-à-dire qu’avec le temps, les Européens sont nombreux à redécouvrir les mirages sulfureux de l’extrême-droite autoritaire. Des partis de cette obédience sont installés au pouvoir en Italie, dont le chef de gouvernement, Mme Giorgia MELONI, est l’héritière à la fois de MUSSOLINI (pour le discours) et de BERLUSCONI (pour l’habileté manœuvrière). La Hongrie de Viktor ORBÁN et la Slovaquie de Robert FICO sont entrés dans une ère autoritaire, centralisatrice, et kleptocratique.
La réélection d’Andrej BABIŠ en République tchèque renoue avec le populisme kremlinocompatible. L’élection récente de Karol NAWROCKI à la présidence de la Pologne acte le retour en force du parti national-populiste.
Et, un peu partout, les partis de la droite traditionnelle s’occupent à creuser leur propre tombe en faisant leurs les programmes de l’extrême-droite, le tout souvent sur fond d’une très inquiétante résurgence de l’antisémitisme.
…et, dans ce sombre panorama, où placez-vous la France ?...
Comme en 1958, en 1981, en 2017, les yeux de l’ensemble des Européens sont braqués sur la France : si, lors de la prochaine élection présidentielle, les Français se choisissent un candidat d’extrême-droite, sur notre continent, la dernière digue d’importance aura cédé.
Chacun de nous doit comprendre qu’à terme, cela signifie que l’Europe entière aura progressivement glissé sans s’en rendre compte vers l’insignifiance d’une neutralisation sympathique aux ambitions de la Russie.
En clair, nous aurions suivi la dérive géopolitique des États-Unis de Donald TRUMP.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.