Géopolitique européenne - Jenny Raflik

L’heure de la fin du monde approche-t-elle ?

Scott Olson AFP L’heure de la fin du monde approche-t-elle ?
Scott Olson AFP

À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.

D’après les auteur·es du Bulletin des scientifiques atomistes, nous sommes, depuis le 23 janvier, à 90 secondes de la fin du monde. Cela doit-il nous alarmer ?

Oui et non.

L’horloge est depuis cette semaine à 23 h 58 min et 30 secondes. Soit 90 secondes avant minuit qui, par analogie, symbolise l’heure de la fin du monde. Depuis la création de l’horloge en 1947, nous n’avons jamais été aussi proches de minuit. Ce n’est évidemment pas très rassurant.

Mais nous étions à 2 minutes de la fin du monde en 2018. C’est-à-dire exactement à la même heure qu’en 1953. Et entre les deux, l’heure n’a jamais cessé d’évoluer, parfois dans un sens, parfois dans l’autre.

C’est-à-dire ? Quelles ont été les évolutions successives ?

L’heure est passée de 23 h 53 en 1947 à 23 h 58 en 1953 : c’est la première phase de la guerre froide. Le danger semble imminent.

Puis après la mort de Staline en 1953, la menace s’éloigne. En 1960, l’horloge est reculée à minuit moins 7, à l’égal du point initial de 1947. Les États-Unis et l’URSS ont montré leur volonté d’éviter l’affrontement direct en 1956, à Suez et les initiatives en matière de désarmement sont encourageantes.

Nouveau revirement en 1968 : le risque principal vient de l’accession à la technologie nucléaire de la France et de la Chine, en 1960 et 1964, et des conflits qui font rage (conflit indo-pakistanais en 1965 et israélo-arabe 1967, Viet-Nam). Les tensions s’accélèrent dans ce qu’il est convenu d’appeler la seconde guerre froide, dès 1973-74. L’Inde teste sa première bombe 1, Smiling Buddha, en mai 1974. Les tensions sont au maximum en 1984 après la très grave crise déclenchée par les exercices OTAN de 1983 et la mobilisation des forces du Pacte de Varsovie : il est 23 h 57.

Puis, les tensions s’amenuisent de nouveau. En 1988, l’horloge est retardée après l’accord sur les armes nucléaires à moyenne portée. Avec la chute du mur et la fin de la guerre froide, les maître·sses du temps nous donnent 4 minutes supplémentaires en 1990 puis de nouveau 7 minutes en 1991.

Malheureusement, l’accalmie est de courte durée, et l’horloge de la fin du monde n’est jamais revenue, depuis, à cette heure de 1991, qui sonnait alors comme l’espoir de la « fin de l’histoire » évoquée par Francis Fukuyama.

Néanmoins, ces évolutions permanentes montrent qu’il n’y a rien d’inéluctable. Les choses peuvent évidemment s’améliorer, tout comme elles peuvent évidemment empirer.

Quels étaient les objectifs des créateur·ices de l’horloge de la fin du monde ?

On l’appelle aussi parfois horloge de l’apocalypse. Ses initiateur·ices étaient des membres du projet Manhattan qui voulaient attirer l’attention sur la prolifération des armes nucléaires, et mettre en garde population et dirigeant·es contre le risque d’une guerre atomique. Avec le temps les ont rejoints d’autres scientifiques, et des prix Nobel de la paix, comme Sakharov.

Mais le communiqué qui accompagne chaque fois la remise à l’heure de l’horloge n’est pas un texte « technique » ou « scientifique ». L’objectif est militant : il s’agit de sensibiliser l’opinion publique et les décideur·euses sur les risques d’apocalypse nucléaire. Leur action est clairement un engagement politique contre le nucléaire.

Cette horloge de la fin du monde nous renvoie à un des éléments structurants de la guerre froide : la peur, souvent angoisse irrationnelle, d’un conflit politique pouvant à tout moment dégénérer en guerre nucléaire apocalyptique.

Ont-ils·elles réussi à passer le message ?

Ils·elles ont réussi à trouver un écho dans le grand public. J’en veux comme preuve les apparitions récurrentes de cette horloge dans des œuvres culturelles : Elle est citée dans le roman Les Tommyknockers de Stephen King (1987), dans La Fin du monde de Fabrice Colin (2009) ou dans Inferno de Dan Brown (2013). On la retrouve aussi dans le titre de la chanson d’Iron Maiden, 2 Minutes to Midnight, ou dans 4 Minutes to Save the World, de Madonna et Justin Timberlake. Et dans beaucoup d’autres…

De façon plus large, l’obsession de ces scientifiques se retrouve dans le cinéma et la littérature de guerre froide : Nous avons vu les explosions atomiques libérer des monstres dans Godzilla, en 1954, créer des mutants dans The Incredible shrinking man de Jack Arnold en 1957, ou annihiler l’humanité dans The World, the Flesh and the Devil de Ranald MacDougall en 1959. Et comment ne pas évoquer La beauté du diable (1950) de René Clair, et le Docteur Folamour de Stanley Kubrick.

S’ils ont sensibilisé le public, il est plus difficile d’affirmer qu’ils ont sensibilisé les décideur·euses malheureusement. Mais un élément important est pris en compte par les « maitres du temps » de Chicago : la sensibilisation de la population aux risques atomiques, que l’on juge apte à faire pression sur les décideurs, en cas de tensions graves. L’espoir est que, dans les démocraties, la pression de l’opinion publique stoppera les gouvernements en cas d’escalade de la violence.

En guerre froide, cette horloge dénonce le risque de guerre nucléaire. Mais depuis la fin de la guerre froide, qu’en est-il ?

Depuis 2012, d’autres risques sont pris en compte. Le dérèglement climatique et les risques environnementaux, notamment. Mais le nucléaire reste présent dans les préoccupations des scientifiques qui mettent l’horloge à l’heure.

En 2020, l’heure de la fin du monde a été avancée en réaction aux dossiers nucléaires iranien et nord-coréen.

En 2023, le communiqué évoque la guerre en Ukraine, et les combats à proximité du réacteur de Tchernobyl et de la centrale de Zaporijia. Le nucléaire est donc toujours resté la préoccupation première de ces scientifiques.

Entretien réalisé par Laurence Aubron et Cécile Dauget.

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Jenny Raflik, « La Peur de la fin du monde en guerre froide », dans Pernot (F.), Vial (E.), (dir.), Présages, prophéties et fins du monde de l'Antiquité au XXIe siècle, Paris, Éditions de l’Amandier, 2014, p. 181-190

        « It is 5 Minutes to Midnight »(Bulletin of the Atomic Scientists, University of chicago, 2012.), il est minuit moins cinq minutes. Telle est la mise en garde, en 2012, de « l’horloge de la fin du monde », également appelée horloge de l’apocalypse, dont les maîtres du temps sont les auteurs du Bulletin des scientifiques atomistes. Née avec la guerre froide, cette horloge en a illustré les crises et les phases par ses « remise à l’heure ». Elle nous renvoie à un des éléments structurants de la guerre froide et de l’ « être en guerre froide » : la peur, souvent angoisse irrationnelle, d’un conflit politique pouvant à tout moment dégénérer en guerre nucléaire apocalyptique.

         Le cinéma et la littérature ont relayé cette peur. Nous avons vu les explosions atomiques libérer des monstres (Godzilla, 1954), créer des mutants (The Incredible shrinking man, 1957, de Jack Arnold), ou annihiler l’humanité (The World, the Flesh and the Devil, 1959, de Ranald MacDougall). Et comment ne pas évoquer La beauté du diable (1950) de René Clair, et le Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Je ne développerai pas ce point, c’est l’objet de la communication d’Eric Vial.

         Mais cette peur, mise en scène par le cinéma, se perçoit également dans le vécu, dans le ressenti de guerre froide. Elle est même une des données structurantes de la guerre froide : l’angoisse de l’avenir, du risque de crise politique pouvant déboucher à n’importe quel moment sur un conflit mondial, et de là, elle peut éventuellement déboucher sur une sorte de fatalisme, de désespoir profond, mais aussi un sentiment d’impuissance à contrôler ou à agir sur les événements. Elle peut aussi déboucher sur une envie de vivre un peu folle, une volonté de vaincre la peur en la provoquant, conduisant par exemple à donner le nom de l’atoll Bikini, lieu des essais atomiques, à un vêtement un peu provoquant !

         De là, nous pouvons voir que la crainte de la fin du monde n’est pas, en guerre froide, une perspective lointaine et incertaine, mais plutôt un élément du quotidien, avec lequel il faut bien s’arranger pour construire le présent.

         Nous verrons d’abord quelle forme prend la fin du monde, telle qu’on se l’imagine alors, puis nous préciserons l’heure de la fin du monde.

  1. La peur de la fin du monde au quotidien

         L’idée de fin du monde, en guerre froide, est avant tout liée au nucléaire. Par son développement, et la course aux armements qu’il a provoquée, ses incidences furent non seulement stratégiques et tactiques, mais aussi économiques, sociales et culturelles.

               - Une incidence sur le mode de vie

         Ce que l’on craint plus que tout, c’est l’apocalypse nucléaire. La fin du monde par une guerre atomique d’une telle ampleur que rien n’y survivrait. Cette peur est si présente, qu’elle modifie considérablement les modes de vie dès les années 1950 et induit des comportements propres. Aux États-Unis, les agences de défense civile lancent la construction, sur tout le territoire, d’abris identifiés par le célèbre trèfle noir et jaune. On veille à ce qu’ils soient en permanence remplis de provisions.

         Un marché du « kit de ravitaillement » d’urgence apparaît. Toute une économie de la construction et de l’entretien de l’abri atomique se développe.

         Il est de la responsabilité du bon père de famille de veiller à la sécurité de sa femme et de ses enfants, et donc de faire construire son abri familial. Le gouvernement veille à la diffusion des instructions. En 1950, une première brochure, Survivre à une attaque atomique, est massivement distribuée. Elle explique comment construire et aménager son abri, comment se protéger en cas d’explosion, comment protéger son alimentation, et que faire si on a été irradié. Un film Survival Under Atomic Attack (Survival Under Atomic Attack (1951), U.S. Office of Civil Defense, http://archive.org/details/Survival1951.) reprend les conseils de la brochure. A destination des enfants, un dessin animé de 1951, Duck and Cover ("Plonge et Couvre-toi !") est diffusé dans les classes, et des exercices d’application sont organisés. Dans ce dessin animé, Bert, une tortue, explique que si l’on voit un flash, ce qui symbolise l’explosion nucléaire, il faut plonger et se couvrir.

         Les mesures proposées peuvent faire sourire : plonger au sol et se couvrir pour se protéger des radiations peut nous sembler aujourd’hui peu efficace. Mais c’est là tout le paradoxe de cette période. Le nucléaire est omniprésent dans les esprits, dans les actes, mais on en cerne mal les conséquences. On tourne sans crainte des westerns sur les lieux d’essais. On observe, directement, ces essais. Une sorte de curiosité mal contrôlée et d’angoisse teintée de fascination.

         Cette campagne, peu modernisée, est réactivée au début des années 1960, sous l’impulsion de Kennedy. En août 1961, il confie au Secrétaire de la Défense, McNamara, la responsabilité d’un programme fédéral de défense civile sur l’information des citoyens sur les mesures de protection en cas de conflit nucléaire. Une nouvelle brochure est publiée : Fallout Protection

          Elle incite à la construction massive d’abris atomiques, et ce, pas seulement pour les êtres humains :

        Un numéro spécial du magazine Life est consacré à informer les Américains sur les mesures à prendre pour se protéger d’une attaque nucléaire. Le Président Kennedy s’y adresse directement aux lecteurs : « Les armes nucléaires et la possibilité d’une telle guerre sont des faits que l’on ne peut ignorer aujourd’hui. Vous pouvez déjà mettre en place beaucoup de choses pour vous protéger, et par là même, rendre plus forte, la nation américaine. Je vous encourage vivement à lire avec attention cette édition de Life magazine. La sécurité de notre pays et la paix dans le monde sont les objectifs de notre politique. Notre capacité et notre volonté de survie sont essentielles » ( Le Président Kennedy aux lecteurs de LIFE Magazine, 15 sept.1961 ).

Les Américains ne sont pas les seuls à avoir connus une telle crainte pendant la guerre froide. Si la construction des abris atomiques privés n’est pas massive en France (Grenoble se dote de deux abris pouvant accueillir 2500 personnes en…1990 !), elle est obligatoire en Suisse depuis 1963. La loi en question a été récemment assouplie, mais pas abolie. Le Canada, la Grande Bretagne ont connu des campagnes de prévention semblables à celle de la défense civile américaine. Toutes ces mesures de protection, si dérisoires semblent-elles, illustrent donc bien la peur de l’apocalypse nucléaire dont on cherche à se protéger.

Stand de la défense civile canadienne, dans les années 1960.
  • Ces craintes étaient-elles fondées ?

         Les historiens se déchirent autour du rôle du nucléaire en guerre froide : a- t-il été un facteur limitant (facteur de paix), ou bien au contraire un facteur aggravant de la guerre froide par les risques d'accident lié au non-contrôle ? Longtemps, le nucléaire a été considéré comme la raison principale pour laquelle la guerre froide serait restée froide (4 Raymond Aron ; John Gaddis (dir.). Cold War Men Statesmen Confront the Bomb.Nuclear Diplomacy since 1945. NY, Oxford University Press, 1999.). Or, depuis la fin des années 1980, des recherches ont mis en avant des aspects passés sous silence (souvent pour cause de secret défense) pendant la guerre froide, et on a pu découvrir le récit de plusieurs incidents dont les conséquences auraient pu être funestes. Exemple : Cette sensation d’être passé à côté du pire, de justesse, et sans le savoir, a relancé le débat sur la nature du nucléaire (Cf Sagan Scott The Limits of Safety organizations, Accidents, and Nuclear Weapons, Princeton, 1993, et Richard Ned lebow et Janice Gross Stein, We all Lostthe Cold War, Princeton, 1994. ) . L’affaire K19 est venue illustrer cette idée de façon retentissante, lorsqu’un film fut tourné en 2001 sur le K19, puis lorsque le 1er février 2006, Mikhaïl Gorbatchev proposa de remettre le prix Nobel de la paix, à titre posthume, à 8 sous-mariniers russes qui étaient décédés des suites d’une irradiation nucléaire, en 1961, après un incident de réacteur sur leur bâtiment. Cette affaire, qui ne fut dévoilée qu’après la chute du Mur, illustra la précarité du système nucléaire soviétique, et les dangers représentés par la technologie nucléaire. Mais nous ne pouvons pas ignorer que cette précarité du contrôle nucléaire, ainsi révélée, vient nourrir tout un discours politique sur la non-prolifération. Non seulement les opposants au nucléaire y trouvent des arguments, mais également les opposants à la prolifération, puisque le danger semble bien venir du non-contrôle de l’arme par les pays non-démocratiques, sans forcément remettre en cause la nucléarisation des États-Unis, par exemple.

     2. Chronologie de la fin du monde…selon l’horloge de Chicago

         Nous évoquions, en introduction, l’horloge de la fin du monde. Revenons à elle pour étudier « les temps » ou « les heures » de la guerre froide, en fonction de cette peur de la fin du monde.

  •       L’horloge de la fin du monde

         Tout d’abord, il est intéressant de noter que cette horloge a été créée en 1947. Elle est donc née avec la guerre froide. Elle est remise à l’heure – heure fixe – par les directeurs du Bulletin des scientifiques atomistes, basés à l'Université de Chicago. Ses initiateurs étaient des membres du projet Manhattan. Ces scientifiques voulaient surtout attirer l’attention sur la prolifération des armes nucléaires, et mettre en garde population et dirigeants contre le risque d’une guerre atomique. Avec le temps les ont rejoint d’autres scientifiques, voire des prix Nobel de la paix, comme Sakharov. Leur action est clairement un engagement politique contre le nucléaire. La publication qui est au cœur de ce projet n’est pas « technique ». Elle est rédigée par des scientifiques, mais à l’attention du grand public et des décideurs. Son succès populaire a été la réponse à cet objectif de ses créateurs : elle est au cœur de la chanson « 2 Minutes to Midnight » d'Iron Maiden, qui dénonce les dangers de la course aux armements nucléaires. On la retrouve dans le titre Minutes to Midnight de Midnight Oil, Minutes to Midnight de Linkin Park, DoomsdayClockdes Smashing Pumpkins, ou dans 4MinutestoSavetheWorld, chanté en duo par Madonna et Justin Timberlake.

       L’horloge indique donc la proximité du danger, par une analogie avec l’heure. Minuit est l’heure de la fin du monde. Plus on s’en rapproche, plus le danger est grand. En 1947, il  était 11h53. Depuis, le danger le plus faible a été signalé en 1991. Il était 11h43. L’heure de la fin de la guerre froide…

  • La fin du monde : quel horaire ?
Schéma montrant l’évolution de l’heure sur l’horloge de la fin du monde

         Sur ce graphique, nous avons représenté les remises à l’heure de l’horloge de la fin du monde.

        Remarquons d’abord que des cycles de crises et de détente apparaissent nettement. Ils sont décalés avec la chronologie « classique » de la guerre froide. Tout simplement, les remises à l’heure ne sont pas régulières. Les effets perçus ici sont ceux des perceptions, du vécu, et non de la décision politique. Il y a donc des décalages.

        Regardons de plus près ces « changements d’heure » et comparons-les maintenant à ce que nous savons de la chronologie de la guerre froide.

        Les trois premiers “changements d’heure” sont liés au développement de l’arme nucléaire. 1947 est le point initial : création de l’horloge, popularité du concept de guerre froide, entrée dans le monde des blocs. La situation semble incontrôlable : trop de feux à éteindre, comme l’illustre la caricature ci-dessous.

Tropdefeux à éteindre, John Collins, Vers 1948; 36.9 x 29.1 cm, © Musée McCord

       En 1949, le danger s’accroit brutalement, du fait des essais soviétiques, sur la bombe A. On entre dans la course aux armements. 1953, nouvelle accélération. La Grande-Bretagne a testé sa bombe A en octobre 1952. Les États-Unis ont développé la bombe H en novembre 1952, et l’URSS fait de même en août 1953. Il est alors minuit moins 2. Cela correspond à la première grande campagne, aux États-Unis, de construction d’abris atomiques, et de sensibilisation aux dangers des radiations. Cela correspond aussi à la phase dure de la première guerre froide : maccarthysme contre stalinisme. 1953 est une année de tensions intenses.

        Le danger semble ensuite s’éloigner quelque peu. En 1960, l’horloge est reculée à minuit moins 7, à l’égal du point initial de 1947. Les États-Unis et l’URSS ont montré leur volonté d’éviter l’affrontement direct, en 1956, à Suez. Des initiatives en matière de désarmement semblent encourageantes, comme les conférences Pugwash (Pugwash Conferences on Science and World Affairs), lancées en 1957 par Joseph Rotblat et Bertrand Russell à Pugwash (Canada) suite au manifeste Russell-Einstein de 1955. Ces débats scientifiques visent à éloigner le risque de conflit et autorisent un dialogue entre scientifiques américains et soviétiques.

        Surtout, un autre élément est pris en compte par les « maitres du temps » de Chicago : la sensibilisation de la population aux risques atomiques, que l’on juge apte à faire pression sur les décideurs, en cas de tensions graves. L’idée naît alors que, dans les démocraties notamment, la pression de l’opinion publique stoppera les gouvernements en cas d’escalade de la violence. Et dans ce contexte, la crise de Cuba n’accélère pas le temps, au contraire. Ses effets sont finalement ressentis comme apaisants. Les deux K, Kennedy et Khrouchtchev, ont fait preuve de leur capacité à maîtriser la situation et à éviter le piège de l’engrenage nucléaire. Les États- Unis et l’URSS signent le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires, limitant les essais dans l’atmosphère. Tout ceci prouve l’existence d’une prise de conscience des deux grands, et leur détermination à travailler ensemble pour éviter l’apocalypse nucléaire.

Àla mémoiredesdisparus, John Collins, Vers 1965; 37.1 x 29.4 cm © Musée McCord

        1968 marque une augmentation soudaine, mais finalement brève, du danger. Ce qui emporte la décision des responsables de l’horloge, qui décalent les aiguilles à 23h53 cette année-là, ce sont moins les événements divers de l’année 1968 que la prolifération. Le danger principal vient d’une convergence : l’accession à la technologie nucléaire de la France et de la Chine, en 1960 et 1964, et les conflits qui font rage (conflit indo-pakistanais en 1965 et israélo- arabe 1967, Viet-Nam). Les deux grands ont su maîtriser leur opposition directe, mais les autres sauront-ils montrer la même sagesse ? Qu’en est-il des puissances tierces comme la France et la Chine ? Le Bulletin des atomistes mentionne en 1968 une « anarchie internationale » menaçante.

        Le désarmement poursuit son chemin doucement. Le sénat américain ratifie le Traité de non prolifération nucléaire, ce qui fait reculer l’horloge de 3 minutes. Certes, Israël, l’Inde et le Pakistan refusent de le signer. Mais les deux grands montrent l’exemple. C’est encourageant. On gagne encore deux minutes en 1972. Toujours le désarmement. L’URSS et les États-Unis signent les accords SALT 1 (Strategic Arms Limitation Treaty) et le traité ABM (anti-missiles balistiques). La parité nucléaire est un gage de sécurité, d’auto-neutralisation des deux grands. Mais la phase de « détente » est brève.

        Les tensions s’accélèrent dans ce qu’il est convenu d’appeler la seconde guerre froide, dès 1973-74. L’Inde teste sa première bombe 1, Smiling Buddha, en mai 1974. La seconde phase des négociations SALT échoue. En 1980, nouveaux échecs dans les négociations avec l’URSS, et explosion des activités terroristes et des conflits régionaux. Le temps s’accélère. 23h53 en 1980, 23h56 en 1981 (Afghanistan, Afrique du Sud, Pologne), 23h57 en 1984 après la très grave crise déclenchée par les exercices OTAN de 1983 et la mobilisation des forces du Pacte de Varsovie. Les tensions se cristallisent et chacun campe sur ses positions. Néanmoins, commence avec la signature d’un nouveau traité de désarmement une amélioration de la relation Est-Ouest. En 1988, l’horloge est retardée à 23h54 après l’accord sur les armes nucléaires à moyenne portée. Avec la chute du mur et la fin de la guerre froide, les maîtres du temps nous donne 4 minutes supplémentaires en 1990 puis de nouveau 7 minutes en 1991.

        Conclusion :

        Jamais l’horloge de la fin du monde n’est revenue, depuis, à cette heure de 1991, qui sonnait alors comme une sorte de fin de l’histoire. Depuis, d’autres critères sont pris en compte : nouvelles conflictualités, risques écologiques, climatiques, sociaux…Ces nouveaux risques se juxtaposent, depuis la fin de la guerre froide, au nucléaire.

        Aujourd’hui, 18 prix Nobel, de physiques, de mathématiques, des prix Nobel de la paix, composent le comité chargé de mettre à l’heure l’horloge de l’apocalypse. Et comme je le disais en introduction, il est minuit moins 5, non pas à cause de la prédiction Inca, mais à cause essentiellement du réchauffement climatique et des politiques nucléaires iraniennes et coréennes. Point de continuité avec la guerre froide : le spectre de l’apocalypse nucléaire évolue toujours au rythme des tensions au Moyen-Orient, du risque terroriste, et des relations indo- pakistanaises.