À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.
Depuis quelques semaines, plusieurs actualités semblent se télescoper : il y a d’abord eu un attentat à Istanbul.
Oui, un attentat dans le centre d’Istanbul, le 13 novembre dernier, a tué six personnes et fait plus de 80 blessé·es. Le gouvernement turc a immédiatement accusé le PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, d’en être responsable. L’attentat a été suivi d’une vague d’arrestations. Surtout, le 20 novembre, la Turquie a lancé en représailles une vaste offensive contre les régions kurdes de Syrie et d’Irak. Des bombardements ont notamment touché la ville de Kobane, haut-lieu de la lutte contre l’État islamique ces dernières années. Rappelons que lors de la bataille de Kobane, en 2014, les troupes kurdes, au sol, avaient bénéficié d’un appui aérien occidental.
Un autre attentat, touchant cette fois des Kurdes, a eu lieu cette semaine à Paris.
Trois Kurdes ont été assassinés lors d’une attaque contre un centre culturel dans le 10e arrondissement. S’il est beaucoup trop tôt pour se prononcer sur l’attaque elle-même – il faudra attendre les avancées de l’enquête – les réactions sont intéressantes. Les responsables de la Communauté kurde ont immédiatement mis en cause la Turquie. Il faut dire que la fusillade de cette semaine intervient à quelques jours du 10e anniversaire du triple assassinat de trois militantes kurdes à Paris, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, également dans le 10e arrondissement parisien. Dans cette autre affaire, encore non élucidée, l’implication de la Turquie avait aussi été évoquée.
Notons que de son côté, la Turquie a aussi réagi cette semaine, en dénonçant les violences qui ont eu lieu en marge des manifestations d’hommage aux victimes. Un responsable turc a souligné la présence de drapeaux du PKK dans les manifestations en question.
Le PKK, justement, n’est-il pas au cœur des discussions actuelles entre la Turquie et la Suède ?
La Turquie reproche à la Suède sa trop grande bienveillance à l’égard du PKK, organisation qui figure sur la liste des organisations terroristes de la Turquie et de l’Union européenne. Des échanges ont eu lieu sur ce sujet entre Stockholm et Ankara, dans le cadre des négociations sur l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN. Il faut rappeler qu’un élargissement de l’OTAN nécessite l’accord unanime des pays membres. L’opposition de la seule Turquie peut donc empêcher cet élargissement. Ce qui donne actuellement une grande liberté de manœuvre à la Turquie dans ce dossier.
Un accord semblait pourtant avoir été trouvé lors du dernier conseil atlantique ?
En juin dernier, effectivement, la Suède et la Finlande s’étaient engagées sur les extraditions demandées par la Turquie. Erdogan s’était également félicité que le mouvement Fetö de Fetullah Gülen, qu’il accuse d’être responsable de la tentative de coup d’État de 2016, ainsi que l’YPG, qui est le pendant syrien du PKK, soient également reconnues comme organisations terroristes.
La Suède avait également accepté de lever les restrictions à ses exportations d’armes vers la Turquie. Restrictions décidées à son encontre par Stockholm après l’intervention militaire turque dans le nord de la Syrie, donc en zone kurde, en octobre 2019.
Alors que s’est-il passé ?
La Turquie estime que la Suède et la Finlande, mais surtout la Suède en l’occurrence, ne respectent pas l’accord.
Ce 19 décembre, la Cour Suprême suédoise a refusé l’extradition du journaliste Bülent Kenes, réclamée par Erdogan. Cet éditorialiste est accusé par Ankara d’appartenir au mouvement de Fethullah Gülen. Or, la Cour suprême de Suède a relevé que l’appartenance à ce mouvement n’est pas répréhensible en Suède. Elle a aussi souligné que les accusations portées relevaient des convictions politiques et n’ouvraient pas droit à l’extradition. Les autorités suédoises arguent de l’indépendance de la Justice suédoise dans cette décision, fermement critiquée par les autorités turques.
Les restrictions aux exportations d’armes n’ont pas encore été toutes levées non plus. La Turquie s’impatiente et a fait savoir qu’elle bloquerait l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN tant qu’elle n’aura pas entière satisfaction.
Elle peut le faire indéfiniment ?
Il est certain qu’Erdogan a trouvé un moyen de pression important à l’égard de ses alliés de l’OTAN. Car les autres pays membres ont pris des positions très fortes en faveur de ces élargissements, que Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, a présenté comme un message de fermeté à l’égard de la Russie. Soyons réaliste : ces élargissements, en matière militaire, ne changeront pas grand-chose. Les coopérations sur le terrain entre l’OTAN d’une part, la Suède et la Finlande de l’autre, sont déjà très importantes. Par ailleurs, la Suède et la Finlande bénéficient déjà d’une garantie territoriale, de fait supérieure à celle de l’article 5 de l’OTAN : celle qui découle de l’article 42.7 du traité de l’Union européenne.
La portée de ces élargissements est donc surtout est politique : c’est une façon de dire à la Russie que l’OTAN ne cédera pas.
Mais les atermoiements internes et le blocage provoqué par la Turquie risquent, à terme, de souligner davantage les faiblesses de l’Alliance que ses forces.
Et l’Union européenne là-dedans ?
L’Union européenne est sans doute la première victime de cet élargissement compliqué.
Tout d’abord, compte tenu de ce que je viens de rappeler sur l’article 42,7 de l’UE, en soutenant l’adhésion de la Suède et la Finlande à l’OTAN, les pays de l’Union européenne ont reconnu implicitement que la crédibilité de l’OTAN est supérieure à celle de l’UE en termes de défense. C’est un curieux message.
Deuxième point : le PKK est considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, mais aussi par l’Union européenne. Et là aussi, il y a un discours confus de la part des pays membres. Comment peut-on en même temps laisser une organisation sur la liste des groupes terroristes et fournir une protection juridique à ses membres en Europe ? Il faut trancher. D’une manière ou d’une autre, les Européen·nes doivent clarifier leurs relations avec les Kurdes. Il est impossible de rester dans cet entre-deux qui énerve tout le monde et finit par accumuler les tensions.
En cela, c’est en partie au Kurdistan que se joue actuellement la crédibilité de l’Union européenne et de l’OTAN, tant vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine que des opinions publiques des pays membres.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.