Géopolitique européenne - Jenny Raflik

Le festival de Cannes, la géopolitique du cinéma et l’Europe

Le festival de Cannes, la géopolitique du cinéma et l’Europe

À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.


Le festival de Cannes 2023 a lieu du 16 au 27 mai. C’est un événement mondial, mais qui n’est pas que cinématographique ?

Dès ses origines, le festival a eu des enjeux géopolitiques. Avant la Seconde Guerre mondiale, une seule compétition cinématographique importante existait : la Mostra de Venise, créée en 1932. Lors de l’édition 1938, le jury avait choisi de récompenser un film américain. Suite à une intervention directe du chancelier Adolf Hitler, le prix du meilleur film, la « Coupe Mussolini », est néanmoins remis à deux films de propagande, classés ex æquo. L’un est allemand : « Les Dieux du stade » de Leni Riefenstahl. L’autre est italien : « Luciano Serra, pilote » de Goffredo Alessandrini. En réaction, Philippe Erlanger, qui est alors secrétaire général l'Association française d'action artistique, liée au ministère des Affaires étrangères, propose de créer un festival de cinéma concurrent en France. Initialement prévue pour septembre 1939, la 1e édition est annulée du fait de la déclaration de guerre. Le premier festival de Cannes se tient en 1946. À son origine, se profile ainsi la compétition entre régimes autoritaires et démocraties dans l’entre-deux-guerres.

Mais ça ne s’arrête pas là ?

La première édition de 1946 a en grande partie lieu grâce à l’implication de la CGT, dont les militants travaillent bénévolement pour construire le premier palais des festivals dans la France en reconstruction. Héritage de cette histoire : aujourd’hui encore, la CGT Spectacle est membre du comité d’organisation du festival de Cannes. Et, symbole fort, en 1946, c’est le film de René Clément, « La bataille du rail », qui reçoit la plus importante récompense.

Depuis, le festival ne s’est jamais dissocié de cette empreinte très politique, toujours en lien avec les combats de l’époque. Ainsi, en 1968, plusieurs réalisateurs et membres du jury obtiennent son annulation, pour montrer leur solidarité avec les ouvriers et étudiants en grève. À plusieurs reprises, les jurys ont décerné des palmes d’or à des films considérés par certains comme plus militants qu’artistiques. Cela avait fait l’objet d’une polémique importante, en 1999, lorsque le jury avait primé Jean Pierre et Luc Dardenne pour leur film Rosetta (l’histoire d’une chômeuse après son licenciement), contre l’avis de la direction du festival. Ou bien lorsque, à deux reprises, en 2006 et 2016, c’est un autre spécialiste du cinéma dit « social », Ken Loach, qui est récompensé, successivement pour « Le Vent se lève » et « Moi, Daniel Blake ». Le festival invite aussi régulièrement des réalisateurs qui portent la voix de l’opposition dans leur pays. En 2022, le film Leila et ses frères, de Saeed Roustaee, a reçu le prix FIPRESCI (jury de la Fédération internationale de la presse cinématographique). Pour le portrait d’une famille pauvre au bord de l’implosion, dans un Iran plongé dans une profonde crise économique. Sa diffusion a été interdite en Iran. En 2022, on se souvient du discours en visio du président ukrainien Zelensky lors de la cérémonie d’ouverture.

Au-delà du festival, il y a de nombreux enjeux qui se dissimulent derrière un film ? Et notamment des enjeux géopolitiques ?

Le politologue américain Joseph Nye, à qui l’on doit le concept de soft power, écrivait en 1990 que la puissance américaine reposait en grande partie sur quatre piliers : Hollywood, Harvard, Microsoft et Michael Jordan. Hollywood a joué un rôle important dans la diffusion de l’american way of life en début de Guerre froide. Et, par la suite, dans la mise en scène de la figure officielle de l’« ennemi » des États-Unis, qu’il soit russe ou islamiste. On se souvient de l’utilisation que l’Allemagne nazie a faite du cinéma, notamment via les films de Leni Riefenstahl, évoquée il y a un instant. Les exemples sont nombreux.

Et bien sûr, des intérêts économiques.

Il existe plusieurs critères pour mesurer le poids économique de ce secteur. La production de films bien sûr. Les pays qui produisent le plus de films ne sont d’ailleurs pas forcément ceux auxquels on pense immédiatement. On trouve en haut du classement l’Inde et le Nigeria, notamment, qui produisent plusieurs milliers de films par an. Mais ces deux pays n’occupent qu’une place mineure dans l’économie mondiale du cinéma. Les Indiens sont de très grands consommateurs de cinéma. Mais le coût moyen du ticket est si bas, que cela ne représente pas des recettes très importantes. Le cinéma indien s’exporte, mais pas à la mesure du cinéma américain. Au Nigeria, les films sont surtout diffusés via des supports physiques, DVD notamment. Ils circulent surtout sur des circuits parallèles et ne sont que rarement exploités en salle. Donc, là aussi, les recettes sont limitées.

Le géant économique du cinéma demeure en fait les États-Unis, avec des recettes annuelles régulièrement supérieures à 10 milliards de dollars. Hollywood a su tirer le maximum de ses productions, et il n’est pas rare que les produits dérivés représentent plus de recettes que le film lui-même. Surtout, le cinéma américain s’exporte. Dans la plupart des pays (à l’exception de l’Inde, de la France, du Maroc et du Japon), les films produits aux États-Unis représentent au moins 6 films sur les 10 premiers au box-office, et ce, tous les ans. En Australie, au Canada et aux États-Unis, ils représentent même les 10 premiers films visionnés.

Attention, cependant : dans le cinéma comme dans tant d’autres domaines, la Chine vient désormais concurrencer les États-Unis. Elle a pris la tête du secteur en 2021. Et si les États-Unis ont repris la première place du classement en 2022, elle les talonne de très près, forte notamment de son marché intérieur de 1,4 milliard d’habitants, et donc de 1,4 milliard de consommateurs.

Et l’Europe dans tout cela ?

L’Europe a été à la pointe du cinéma mondial jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les cinémas italien, français et allemand se partageaient une grande part du marché mondial. Ce n’est plus le cas après 1945. Mais, héritage de cette période, certains pays européens restent des géants du cinéma actuel. La France se distingue avec 200 à 300 films produits par an. Une première place européenne que la France doit à sa politique culturelle incitative. Elle est suivie en Europe de l’Espagne, dont les films s’exportent bien en Amérique, auprès des locuteurs hispanophones. Viennent ensuite l’Italie et l’Allemagne.

Un problème réside dans le fait que le marché européen est morcelé en langues diverses, et que les traductions représentent un fort coût. En revanche, le marché européen bénéficie des fortes subventions allouées au secteur cinématographique. Outre les fonds nationaux, il existe des systèmes communautaires, comme Eurimages, Creative Europe Media ou Nordisk Films, qui visent à favoriser la coopération entre les États membres, ainsi que la diffusion des films européens dans et hors de l’UE. La présence sur le sol européen de grands rendez-vous internationaux comme les festivals de Cannes, de Venise et de Berlin, montre aussi que l’Europe reste un acteur majeur dans le domaine.

Pour le dire autrement, si l’Europe demeure un acteur non négligeable en la matière, c’est davantage en raison d’un héritage, de protections utiles et de traditions nationales toujours vivantes qu’en raison d’une unité qui, en la matière, demeure à trouver.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.

Bibliographie : 

Ethis Emmanuel (dir.), Aux marches du palais. Le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, Paris, La Documentation Française, coll. « Questions de Culture », 2001, 259 p.

Delaporte, Chloé. Géopolitique du cinéma. De la mondialisation à la plateformisation. Le Cavalier Bleu, 2023.