À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.
Aux
Pays-Bas, Emmanuel Macron a annoncé faire de la souveraineté
européenne le cœur de son projet politique. De quoi s’agit-il ?
Vocabulaire clef des visites et de l’actuelle politique française, l’expression « souveraineté européenne » a, depuis quelques mois, remplacé la plus pudique « autonomie stratégique ». Revenons un peu sur l’histoire de ces expressions. Celle de l’autonomie stratégique européenne a émergé en 2013 dans les conclusions du Conseil européen. D’abord limitée à la défense, l’expression a peu à peu revêtu un sens plus large : avec le Brexit, la crise énergétique et l’invasion de l’Ukraine. Au point de devenir cette « souveraineté européenne », évoquée dans la déclaration de Versailles de mars 2022, et incluant dès lors la défense, l’énergie et l’économie.
Lors de ses voyages en Chine et aux Pays-Bas, le Président français lui a conféré une nouvelle dimension en la présentant comme « jumelle », le mot est de lui, de l’indépendance française. Évidemment, en pleine crise politique en France, chacune de ses déclarations lors de ces visites avait un double sens et un double public : il s’adressait autant à l’opinion et aux partenaires internationaux qu’aux Français.
Les partenaires internationaux ont plutôt mal pris les déclarations françaises.
Les voyages du Président français en Chine et aux Pays-Bas ont provoqué des réactions à peu près généralement hostiles à l’international.
Hostiles, du moins, chez les partenaires de la France. Les dirigeants européens ont été scandalisés des propos d’Emmanuel Macron sur Taiwan. Je rappelle qu’il a dit que l’Union européenne ne devait pas être « suiviste » des États-Unis sur ce dossier. Ce qui équivaut à lâcher Taiwan et à faire sienne la position chinoise. Ces propos ont été d’autant plus mal reçus qu’il avait emmené avec lui en Chine Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. Ce qui pouvait donner l’impression que la France parlait au nom de l’Europe. Et de fait, le discours, très différent, dans le ton, d’Ursula von der Leyen sur Taiwan est passé relativement inaperçu. Aussi, tous les dirigeants européens se sont-ils empressés de faire savoir que le Président français ne parlait pas au nom de l’Europe, et qu’ils ne partageaient pas ses vues. L’effet de cet épisode est évidemment désastreux à l’international pour l’Union européenne.
Notons que les États-Unis ont aussi condamné les propos du Président français. Mais ils l’ont fait avec moins de sévérité publique. On ignore ce qui a pu être dit dans le secret des échanges entre les deux diplomaties. Mais la réaction officielle a été plus mesurée que celle des partenaires européens.
Pourtant, les États-Unis ont dû se sentir blessés ?
Oui, mais ce qui est en jeu, c’est la crédibilité de l’alliance occidentale face à la Chine et à la Russie. Or, pour les Chinois, cet épisode est évidemment une très bonne chose. Tout ce qui met de la distance entre les Européens et les Américains leur est favorable. En suscitant cette crise interne au bloc occidental, Emmanuel Macron a servi les intérêts de la diplomatie chinoise. Et Washington a eu à cœur d’apaiser au maximum les choses pour ne pas jouer le jeu chinois.
Côté français, maintenant : comment cette « souveraineté européenne », jumelle de l’indépendance française, est-elle conçue ?
Elle repose largement sur la nouvelle loi de programmation militaire, qui prévoit un budget de 413 milliards d’euros pour la période 2024-2030. À titre de comparaison, l’actuelle loi de programmation, qui couvre la période 2019-2025 est de 295 milliards d’euros. Il s’agit donc d’une relance très importante de la dépense militaire. Mais à replacer dans un contexte de guerre en Ukraine qui pèse lourd. Et, il faut le souligner, le réarmement est général en Europe, il n’est pas propre à la France. Il correspond à une transformation totale de notre modèle militaire. Depuis la fin de la guerre froide, les pays européens n’ont cessé de diminuer les effectifs et les stocks. Ils sont tout simplement en train de reconstituer leur effort de défense.
Dans ce domaine, la France a un avantage sur les autres partenaires européens : elle est la seule à disposer de la force de dissuasion nucléaire. Et peut mettre cet avantage au service de la défense européenne. Mais la guerre en Ukraine a rappelé l’utilité des moyens conventionnels classiques. Or, en la matière, les Européens ont continué à désarmer même après le 11 septembre 2001, date à laquelle des pays comme les États-Unis, la Chine, la Russie, la Turquie ou l’Inde ont relancé leurs dépenses militaires. Le réarmement actuel est donc très important, mais le retard à rattraper reste un handicap, pour la France comme pour ses partenaires européens.
On l’a vu, la souveraineté européenne concerne aussi l’économie. La France peut-elle mettre son poids économique au service de la souveraineté européenne ?
Malheureusement, la France connaît un déclassement économique évident. Depuis 1975, nous sommes passé du 5e au 26e rang mondial pour le produit intérieur brut par habitant. Les chiffres sont au rouge dans tous les domaines.
En outre, aux Pays-Bas, Emmanuel Macron a associé dans ses prises de parole la « souveraineté européenne » à « l’économie de guerre ». Mais comme le souligne Thomas Gomart, le directeur de l’IFRI, dans une tribune récente, « seul le niveau de la dette » – environ 3 000 milliards d’euros - correspondrait, par son importance, à une économie de guerre. Or « il n’a été atteint que pour financer des dépenses courantes. Ce qui affaiblit évidemment la position de la France ».
Alors la France peut-elle continuer de placer la souveraineté européenne au cœur de sa politique ?
Je crois que non seulement, elle le peut, mais qu’elle le doit. Ou plutôt, qu’elle n’a plus vraiment le choix. Car elle ne peut plus peser seule dans le contexte géopolitique actuel. Que ce soit dans les domaines de la défense, de l’économie ou de l’énergie, les pays européens, et la France en particulier, sont trop fragiles pour peser individuellement. Ils sont obligés de s’unir pour faire face aux États-Unis ou à la Chine.
Mais la France ne peut le faire que si elle joue le jeu du dialogue européen. Les désaccords sont nécessaires, en démocratie. Et il est plutôt sain qu’ils existent entre pays européens. Cependant, ils doivent déboucher sur un dialogue. Non sur des déclarations individuelles intempestives, a fortiori lorsqu’elles sont émises dans un pays qui est plus un rival qu’un partenaire, comme la Chine. Malheureusement, il est à craindre que les déclarations du Président français sur Taiwan n’aient fortement entaché, et pour longtemps, la crédibilité européenne dans le monde.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.