Géopolitique européenne - Jenny Raflik

L’Europe au défi du réarmement

Wikimedia Commons L’Europe au défi du réarmement
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À l'heure de la mondialisation, l'Union européenne est confrontée à des défis de plus en plus nombreux. Chaque mois, dans "géopolitique européenne" sur euradio, Jenny Raflik, historienne à Nantes Université et chercheuse au CRHIA, décrypte l'actualité de l'Union européenne au regard de son histoire et de ses institutions.

Lors de la réunion des ministres de la Défense de l'OTAN, les 14 et 15 février derniers, à Bruxelles, Jens Stoltenberg a demandé aux membres de l’Alliance de produire plus d’armes pour aider l’Ukraine.

Jens Stoltenberg a tout simplement fait un constat : le rythme d’utilisation de munitions par l’Ukraine est plus élevé que le rythme de production des pays qui la soutiennent. Les chiffres avancés par le Pentagone sont éloquents : au plus fort des combats, les Russes et les Ukrainiens auraient respectivement tiré jusqu’à 60 000 et 20 000 obus par jour. Les Occidentaux qui fournissent des armes et des munitions à l’Ukraine ont vu leurs stocks s’effondrer. Leurs industries d’armement sont sous pression. Ce que Jens Stoltenberg a donc demandé aux membres de l’OTAN, c’est de passer en « économie de guerre » en temps de paix. Il n’est pas le premier. Le président du Comité militaire de l'OTAN, l'amiral néerlandais Rob Bauer, avait déjà demandé aux États membres de l'OTAN de passer à une "économie de guerre". C’est la même expression que le président français, Emmanuel Macron, avait utilisé lors de sa visite au salon Eurosatory en juin dernier.

Une économie de guerre pour des pays qui ne sont pas en guerre ?

Pour des pays qui ont l’obligation vitale de se préparer à la guerre. Le conflit en Ukraine a montré que le modèle des guerres de haute intensité n’était pas si obsolète qu’on a pu le penser lors des dernières décennies. Or les pays européens, notamment, se sont massivement désarmés depuis la fin de la guerre froide : moins de soldats, moins de stocks d’armes et de munitions. Non seulement, ils se sont désarmés, mais ils ont réorganisé leurs industries d’armement en fonction de ce nouveau contexte géopolitique post-guerre froide. En France, par exemple, on est passé d’une logique de maintien des stocks de munitions à une logique de gestion des flux. On a favorisé le développement qualitatif des productions d’armement, aux dépens du quantitatif. On a donc laissé les stocks de munitions s’amenuiser, en même temps que les effectifs militaires, mais en même temps aussi que la capacité quantitative de production. Presque tous les pays d’Europe occidentale ont suivi cette trajectoire.

Moins d’individus, moins d’armes, moins d’industries d’armement, mais un retour de la menace ?

Oui. Et c’est un phénomène qui prend de l’ampleur avec la durée du conflit. Reprenons l’exemple français. La France a livré à l’Ukraine 30 canons Caesar de 155 mm. Le parc de l’armée de Terre française était de 58 engins au début de la guerre. Or, il faut 20 mois pour construire un canon Caesar pour un prix unitaire de 5 millions d’euros. Vus le prix et le temps de fabrication, ils n’étaient construits qu’en fonction des commandes. Pas vraiment de stocks. Mathématiquement, si le gouvernement français commande aujourd'hui un nouveau lot de Caesar pour l'Ukraine, celui-ci ne pourrait donc pas être livré avant l’automne 2024. Ce qui signifie que pour les livrer à l’Ukraine, il n’y avait que peu de solutions : les prélever sur les commandes en cours, par exemple. Le Danemark a déjà promis à l’Ukraine de lui envoyer les canons Ceasar qu’il avait commandé au constructeur français Nexter, commande en cours qui a pris du retard. La France ne peut pas offrir ce qui ne lui appartient pas. Il ne reste qu’une seule solution : les prélever sur le parc de l’armée de terre, et reconstituer ce parc ensuite, dès que cela sera possible. Nexter a d’ores et déjà accéléré la fabrication : de 2 par mois en 2021, on devrait passer à 6 par mois en 2023 et 8 par mois en 2024. Mais plus le conflit dure, plus les besoins augmentent. L’accroissement de la production permettra de faire face aux futurs besoins, mais il faudra du temps pour reconstituer les stocks. Ce n’est qu’un exemple. Le même constat est valable pour les autres armes et munitions. C’est une véritable mutation industrielle qu’il faut envisager pour répondre à ces besoins.

Cette mutation est-elle possible ?

Le passage d’une économie de paix à une économie de guerre n'a rien de simple.

Tout d’abord, il demande du temps : pendant la Seconde Guerre mondiale, il a fallu deux à trois ans pour monter en régime, alors que c'était le seul objectif de toute la société et de toute l'économie.

Ce qui pose une seconde question : celle du soutien de l’opinion publique. Indispensable pour une telle mutation. Une note récente de la Fondation Jean Jaurès montre que si les Européen·nes restent majoritairement favorables au soutien à l’Ukraine, ce soutien s’érode progressivement. Un an après le début du conflit, seul·es 52% des Français·es approuvent les livraisons d’armes. On imagine mal une transformation complète de l’économie française dans ces circonstances.

Enfin, il faudrait lever les obstacles auxquels font face les industries d’armement.

De quels obstacles s’agit-il ?

On peut en observer plusieurs. Le premier, c’est l’indécision des dirigeant·es occidentaux·ales. Les discours de soutien à l’Ukraine et les promesses d’armes n’ont pas toujours été suivis de commandes effectives passées aux industriels. Beaucoup de pays européens ont d’abord donné des matériels qui n’étaient plus d’active, c’est-à-dire concrètement anciens. Tous n’ont pas anticipé la durée du conflit et l’épuisement des stocks. Certains industriels de l’armement ont devancé les nouvelles commandes, mais ont amorcé la transformation de leurs productions sur fonds propres. Si les commandes ne suivent pas, ces transformations connaîtront des limites.

D’autant que ces mêmes industriels se plaignent régulièrement des entraves que les pouvoirs publics imposent à leurs productions ?

Un rapport parlementaire français récent a notamment souligné les entraves que constituent les règlements européens, et surtout REACH [Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals]. L’objectif de REACH est d’assurer un « niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement, ainsi qu’à renforcer la compétitivité du secteur des substances chimiques et l’innovation ». Entré en vigueur en 2007, ce règlement exige que les industriels enregistrent toutes les substances chimiques qu’ils produisent ou utilisent, et les obligent à demander des autorisations pour celles qui sont considérées comme dangereuses pour l’environnement et la santé. Un processus d’autorisation payant. Ce règlement s’applique évidemment aux industriels de l’armement, notamment pour des substances comme le plomb entrant dans la fabrication de munitions. Ce qui, à l’heure où on leur demande de produire davantage dans des délais contraints, est un frein. Le rapport parlementaire que je viens d’évoquer indique ainsi que la fabrication d’une tonne d’explosif, permettant la fabrication de 100 obus de 155 mm, nécessite entre 12 et 18 mois de procédure préalable pour obtenir l’enregistrement, avec un coût de l’ordre de 25 millions d’euros par enregistrement et par substance.

Il y a là une contradiction avec les directives de la même Union européenne concernant le soutien à l’Ukraine, une contradiction que les dirigeant·es occidentaux·ales vont devoir trancher de façon urgente s’ils ne veulent pas mettre en danger leur propre sécurité.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

1 https://www.jean-jaures.org/publication/regards-europeens-sur-la-guerre-en-ukraine-vague-4/

2 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_def/l16b0865_rapport-information#