La chronique philo d'Alain Anquetil

Le rôle des parties prenantes dans l’abandon du projet d’usine Bridor

A. Jocard - AFP Le rôle des parties prenantes dans l’abandon du projet d’usine Bridor
A. Jocard - AFP

Nous accueillons chaque semaine sur euradio Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’abandon du projet d’usine de la société Bridor, filiale du groupe Le Duff, sous la pression d’associations et de riverains qui dénonçaient notamment la consommation d’eau liée au fonctionnement de l’usine.

L’usine devait être implantée à Liffré, près de Rennes, et comme l’indique le groupe Le Duff, toutes les autorisations avait été obtenues (1). Cependant, « au regard des recours engagés devant la justice », le groupe ne pouvait attendre encore des années avant le démarrage de l’usine (2).

Qu’est-ce qui a retenu votre attention dans cette affaire ?

En particulier le nombre de parties prenantes concernées par le projet.

Qu’est-ce qu’une partie prenante ?

Cette notion a reçu plusieurs définitions dans l’éthique des affaires, par exemple : une « personne ou un groupe de personnes que l’entreprise affecte ou qui peuvent l’affecter », ou qui contribuent à définir l’entreprise et sont essentiels à son développement, voire à sa survie (3).

Il est crucial qu’une entreprise reconnaisse que des personnes ou des groupes de personnes sont des parties prenantes, car cela l’engage à se soucier de leurs intérêts.

L’approche dite « des parties prenantes » consiste notamment, dans un cas comme celui de l’implantation d’un site industriel, à identifier les parties prenantes, à évaluer leurs intérêts et, notion essentielle, à les équilibrer.

Vous évoquiez, à propos du cas Bridor, le nombre de parties prenantes…

Car beaucoup de parties prenantes ont été citées dans les médias : Bridor, ses salarié·es, ses client·es, la commune de Liffré, la communauté de communes concernée, la métropole rennaise, la Région Bretagne, les élu·es locaux, les habitant·es de la Bretagne, le gouvernement, les organisations patronales, les syndicats de salarié·es, les syndicats agricoles, les collectifs et associations opposés au projet, etc.

Comment une entreprise peut-elle procéder pour « classer » des intérêts aussi variés ?

L’une des méthodes les plus célèbres est due au professeur d’entrepreneuriat Ronald Mitchell et à deux de ses collègues (4).

Ils ont retenu trois critères qui permettent de déterminer, parmi l’ensemble des entités avec lesquelles une entreprise est en relation, celles qui peuvent être classées parmi les parties prenantes : leur pouvoir, leur légitimité et l’urgence qu’impliquent leurs revendications.

Plus une partie prenante possède de critères, plus ses revendications devraient importer à l’entreprise.

Mitchell et ses collègues proposent ainsi des « types » de comportement des parties prenantes selon les sept combinaisons possibles entre les critères.

Par exemple, une partie prenante est dite « dormante » si elle a du pouvoir mais que ses revendications ne sont ni légitimes ni urgentes ; elle est « dépendante » si ses revendications sont légitimes et urgentes, mais qu’elle n’a pas de pouvoir, car cela l’oblige à dépendre d’autres personnes (des élus par exemple) afin que ses demandes soient prises en compte ; et elle est « inévitable » quand elle possède les trois critères : l’entreprise a alors une obligation de donner la priorité à ses revendications.

Les collectifs et associations opposés au projet Bridor étaient-ils « inévitables » ?

Des parties prenantes peuvent, pour des raisons idéologiques et politiques, vouloir que des entreprises changent radicalement parce qu’elles ne correspondent pas au modèle économique et social que défendent ces parties prenantes.

C’est une limite à l’exercice de « classement » des parties prenantes proposé par le modèle de Mitchell ou d’autres modèles. Ces modèles conduisent à réfléchir sur les attentes auxquelles une entreprise a le devoir moral de répondre (dans la mesure de ses possibilités), ils peuvent aussi contribuer à « redéfinir » ses missions et son fonctionnement, mais ils ne prennent pas en compte le cas où ces attentes la remettent en cause de façon plus fondamentale.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) « Bridor met fin à son projet de site industriel à Liffré », 1er juin 2023. Voir aussi « L’entreprise Bridor annonce l’abandon de son projet d’usine à Liffré, près de Rennes », Ouest France, 30 mai 2023.

(2) Communiqué du groupe Le Duff, op. cit.

(3) Respectivement E. R. Freeman, Strategic Management: A Stakeholder Approach, Pitman series in Business and Public Policy, 1984, et R. Freeman, A. C. Wicks, & Parmar, « Stakeholder theory and the corporate objective revisited », Organization Science, 15(3), 2004, p. 364-369. Voir A. Anquetil, Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Chemins Philosophiques, Vrin, 2008. Au sens ordinaire, « être partie prenante » signifie « participer activement […] à un projet » (CNRTL).

(4) R. K. Mitchell, B. R. Agle et D. J. Wood, « Toward a theory of stakeholder identification and salience: Defining the principle of who and what reality counts », Academy of Management Review, 22(4), 1997, p. 853-886.