Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, nous parle de corruption, et plus spécifiquement des soupçons qui touchent deux membres de la CDU-CSU, les deux partis conservateurs allemands.
Il s’agit de ce qui a été appelé « l’affaire des masques » (1). Deux membres de la CDU-CSU auraient perçu des commissions pour permettre à des fabricants de masques anti-Covid de vendre leurs produits en Allemagne. L’enquête pour corruption est en cours. On ne peut pas en parler pour le moment, car il n’est question que de soupçons (2).
Les personnes soupçonnées bénéficient de la présomption d’innocence.
Exactement. On peut parler, en revanche, de l’effet qu’a ce genre de révélation médiatique sur le jugement moral.
Qu’est-ce qui vous paraît remarquable dans cette affaire ?
C’est la manière dont se construit le jugement moral face à un cas de ce genre.
Je voudrais aborder la question de savoir si le jugement moral relatif à une opération de corruption comme celle, hypothétique, de l’affaire des masques, reflète une différence de degré ou une différence de nature par rapport à d’autres opérations de corruption.
Lorsque l’on considère les définitions conventionnelles de la corruption, on ne perçoit pas une telle distinction : « l'abus d’une fonction publique pour un profit personnel » (définition de la Banque Mondiale), le « détournement à des fins privées d’un pouvoir confié en délégation » (définition de l’ONG Transparency International), ou encore cette définition, plus développée : « il y a corruption dès lors qu'une personne détenant du pouvoir – un fonctionnaire ou une personne assurant des responsabilités importantes – est incitée, par une récompense financière ou d’autres formes illégales de rétribution, à prendre des mesures qui favorisent celui qui fournit la récompense et porte ainsi préjudice au public et à ses intérêts » (3).
Dans cette dernière définition, on fait référence aux conséquences de la corruption sur l’intérêt général.
Et comme toute opération de corruption nuit à l’intérêt général, le jugement moral est toujours un jugement de réprobation. Cependant, dans le cas dont nous discutons, la réprobation est augmentée du fait que l’Allemagne connaît une crise sanitaire et que la santé, un bien moral fondamental, est en arrière-plan de l’affaire (4).
Il peut sembler logique de considérer que l’intensité de la réprobation s’accroît avec la gravité de l’opération de corruption. On passerait, par degrés successifs, d’une corruption minimale (un petit pot-de-vin pour débloquer un dossier administratif) à une corruption maximale (une opération portant préjudice au fonctionnement de la société et de ses institutions). Le jugement moral de réprobation suivrait ces degrés successifs. On passerait d’une réprobation minimale à une réprobation maximale. Bref, la corruption serait une affaire de degré, et il en serait de même pour le jugement moral de réprobation.
Mais on peut douter que ce soit le cas. Même si toutes les opérations de corruption présentent un élément commun, il existe entre elles des différences de nature.
Pour les saisir simplement, comparons l’approche classique et l’approche moderne de la corruption. L’approche classique envisageait ses conséquences sur l’état moral d’une société dans son ensemble. La définition de la corruption était alors très large. Mais, comme le souligne un auteur, « alors que le champ d'action de la politique s'est élargi, [la] conception [moderne] de la corruption s'est rétrécie » (5). Beaucoup des définitions contemporaines se réfèrent en effet à « des actions spécifiques accomplies par des individus spécifiques » (6).
La corruption implique toujours des personnes.
Oui, mais la distinction entre les conceptions classique et moderne met en exergue une différence de nature au sein de l’ensemble des opérations de corruption. Il y a, d’une part, la corruption qui implique des individus isolés et n’a pas d’effet significatif sur la société, et, d’autre part, celle qui touche au fonctionnement et à la structure de la société.
De cette différence, on peut dériver deux natures de jugements moraux : un jugement de faible réprobation et un jugement de forte réprobation. Le premier se limite à la psychologie des individus impliqués dans la corruption. Le second a une portée bien plus vaste : il constate que la corruption révèle l’état de la société, qu’elle est le signe d’une possible subversion de ses règles de fonctionnement.
Revenons à l’affaire des masques en Allemagne. Ce n’est pas seulement pour des raisons de forme qu’elle a été qualifiée de « scandale » – le journal Die Zeit parle de « Maskenskandal » (7). C’est qu’un scandale peut être compris comme « un révélateur [de] structures sociales et mentales ‘profondes’ » (8). Ici, il peut révéler une subversion potentielle des règles démocratiques.
Il y a une différence de nature entre une corruption de faible intensité et celle qui a la nature d’un scandale. Leurs effets pratiques ne sont pas les mêmes. Dans le cas de la corruption comme scandale, ils ont de multiples dimensions : politiques, économiques, sociales et psychologiques. Peut-être les verra-t-on apparaître dans l’« affaire des masques ».
(1) Voir « Soupçons de corruption au sein de la droite allemande dans l’achat de masques », Le Monde, 9 mars 2021, et « Allemagne : ‘l’affaire des masques’ risque de ruiner la campagne de la CDU », Le Soir, 14 mars 2021.
(2) Il s’agit par exemple, pour l’une des affaires, d’enquêter sur « un soupçon initial de fraude et corruption de la part de fonctionnaires de l'État » (« Covid-19 : un député allemand soupçonné de corruption sur les masques », Le Figaro, 25 février 2021).
(3) Voir respectivement « La lutte contre la corruption », « Dictionnaire de la corruption », et C. J. Friedrich, « Political pathology », The Political Quarterly, 37, 1966, p. 70-85.
(4) Le même genre d’accroissement de réprobation se produit à propos de détournements liés à l’aide alimentaire à destination des pays pauvres. Voir « Covid-19 : un ministre indonésien arrêté sur des soupçons de corruption », RFI, 6 décembre 2020.
(5) M. Johnston, « The search for definitions: The vitality of politics and the issue of corruption », International Social Science Journal, 48, 1996, p. 322-335.
(6) Ibid.
(7) « Die schwerste Krise seit der Spendenaffäre », Die Zeit, 10 mars 2021.
(8) D. de Blic & C. Lemieux, « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71(3), 2005, p. 9-38.
Interview réalisée par Laurence Aubron
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