Aujourd’hui Alain Anquetil, vous allez nous parler des problèmes relatifs aux prix élevés de l’énergie en Europe.
Je vais m’intéresser à une récente contribution de Bruegel, un groupe de réflexion qui a évalué sept options dont dispose l’Europe afin de réduire les prix de l’énergie pour les ménages et les entreprises (1). La manière dont les problèmes liés à chaque option sont énoncés, ainsi que le problème plus général qui se poserait si « aucune solution européenne ne [pouvait] être trouvée », sont tout à fait instructifs.
À cause des mesures envisagées ?
Et à cause de l’usage du mot « problème » que fait l’article de Bruegel. On a le sentiment que les problèmes y sont très bien posés (dont celui, général, de la recherche du « meilleur équilibre entre la protection des consommateurs vulnérables, le maintien des signaux essentiels du marché et, surtout, la priorité accordée à la réduction de la demande ») et que la solution proposée (un « grand compromis […] combiné aux mesures élaborées par la Commission européenne ») semble en découler naturellement.
Un problème se définit ici comme une « question à résoudre par des méthodes logiques et rationnelles » (2). Mieux elle est posée – c’est ce que l’article de Bruegel s’attache à faire –, plus le registre des solutions possibles se dessine clairement. Comme le dit le sociologue Thomas Osborne à propos des problèmes philosophiques, « les problèmes déterminent essentiellement les solutions disponibles » (3). On pourrait d’ailleurs en conclure qu’ils ont plus d’importance que les solutions.
Les problèmes philosophiques sont différents des problèmes ordinaires ?
Un problème recouvre en général « une situation indésirable que l’on juge importante et que l’on peut résoudre moyennant quelques difficultés » (4). Les problèmes philosophiques, eux, concernent l’esprit, la pensée théorique, et, selon le philosophe Thomas Nagel, ils « ressurgissent sans cesse dans l’esprit des gens », y compris de ceux qui ne sont pas philosophes (5).
Avez-vous un exemple ?
Nagel en donne plusieurs, dont celui-ci : « Un mathématicien étudiera les relations entre les nombres, alors qu’un philosophe demandera : ‘Qu’est-ce qu’un nombre’ ? » L’article de Bruegel soulève le problème économique de la dépendance du prix de l’énergie par rapport au jeu de l’offre et de la demande ainsi qu’aux ressources budgétaires des pays européens, mais un philosophe demandera : ‘Quel type de bien est l’énergie’ ?
Vous pensez à l’énergie comme « bien commun »
Oui. Le document de Bruegel n’aborde pas cette question, mais il évoque les restructurations fondamentales des marchés européens de l’énergie. C’est une manière d’introduire, dans la présentation du problème actuel des prix de l’énergie, un langage qui ne se limite pas au langage des marchés.
Henri Bergson soulignait à cet égard le fait que la philosophie perçoit les problèmes à travers le langage (6). En effet, elle « subit [un] problème tel qu’il est posé par le langage [et] se condamne […] par avance à recevoir une solution toute faite », alors qu’elle devrait « saisir des réalités ». Par exemple, le problème : « Le plaisir est-il ou n’est-il pas le bonheur ? » dépend du sens que l’on donne aux mots « plaisir » et « bonheur ». Si, après examen, on classait quantité de choses différentes sous ces deux mots, peut-être le problème tel qu’il a été posé à l’origine disparaîtrait-il pour reparaître sous une forme nouvelle.
Au fond, et comme le rappelait Nagel, c’est un travail propre à la philosophie de « questionner et de comprendre des idées tout à fait courantes que nous utilisons quotidiennement sans trop y réfléchir ». Un tel travail est essentiel si nous voulons que nos problèmes soient bien posés.
(1) Certaines de ces options ont déjà été adoptées par des pays membres. Voir C. Heussaff, S. Tagliapietra, G. Zachmann et J. Zettelmeyer, « An assessment of Europe’s options to reduce energy prices », Policy Contribution, 17, 2022, Bruegel. Le document est rédigé en anglais.
(2) Grand Larousse de la langue française, Vol. 5, Librairie Larousse, 1989.
(3) T. Osborne, « What is a problem », History of the Human Sciences, 16(1), 2003, p. 1-17. Le propos d’Osborne s’inscrit dans une discussion sur la position d’Henri Bergson et du commentaire de Gilles Deleuze.
(4) G. F. Smith, « Towards a heuristic theory of problem structuring », Management Science, 34(12), 1988, p. 1489-1506. Pour Gereon Wolters, un problème manifeste « l’incompatibilité de propositions ou de faits isolés (les problèmes) avec l’ensemble des propositions ou des faits considérés comme vrais ou évidents » (« Problem », in Enzyklopädie für Philosophie und Wissenschaftstheorie, Bd. 3., 2004, p. 347-348).
(5) T. Nagel, What does it all mean? A very short introduction to philosophy, Oxford University Press, 1987, trad. R. Ogien, Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Une très brève introduction à la philosophie, L’Eclat poche, 1993.
(6) H. Bergson, La pensée et le mouvant, 1938, PUF, Quadrige, 1996.