C'est nouveau sur euradio ! Nous accueillons désormais chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Cette semaine, Alain Anquetil nous parle d'une formule qui a été citée à propos de la fraude aux examens en ligne : « Si ce n'est pas moi, ce sera quelqu'un d'autre ».
Elle signifie précisément : « Si ce n’est pas moi qui passe cet examen en ligne à la place d’un étudiant, un autre professeur le passera à sa place ».
Cette formule vous a choqué.
Elle m’a surpris et choqué. Selon l’article du Journal du Net qui la rapporte, elle a été employée par deux professeurs pour justifier le fait qu’ils ont accepté d’être payés afin de passer des examens en ligne à la place d’étudiants (1).
La tricherie est évidemment contraire à la déontologie des enseignants : un professeur ne triche pas et n’encourage pas ses élèves à tricher. Mais justifier cette corruption en affirmant que « si ce n’est pas moi qui le fait, quelqu’un d’autre le fera » ajoute un degré supplémentaire d’immoralité.
Certaines situations peuvent contribuer à expliquer ce genre de pratique.
Des étudiants vivent aujourd’hui des situations difficiles. Le Journal du Net évoque des jeunes qui ont « besoin d’aide parce qu’ils ont raté des cours à cause du Covid-19 ». Mais ce besoin d’aide ne justifie pas qu’un professeur se substitue à un étudiant pour passer un examen à sa place.
Mais comment expliquer que des enseignants se justifient en disant « Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre», alors qu’ils savent que ce n’est pas une justification valable ?
Disons tout d’abord que la formule : « Si je ne le fais pas, d’autres le feront » fait partie d’un ensemble de règles servant à justifier des conduites immorales. On a coutume de les appeler « règles de la zone grise ». On y trouve par exemple « Je peux le faire puisque tout le monde le fait », « On a toujours fait comme ça » ou « C’est le système qui veut ça ». Beaucoup d’entreprises mettent en garde leurs employés sur le danger de ces règles. Elles exigent d’eux qu’ils les excluent de leurs prises de décision, parce que le problème de ces règles est qu’elles évitent de penser.
Voyons le mécanisme dans le cas d’un enseignant qui pratique la tricherie dont nous parlons. Il se représente cette tricherie comme une pratique commune – ce qui lui évite de penser au mal moral qu’elle représente. Si c’est une pratique commune, se dit-il, c’est qu’il y a des raisons. Ces raisons se trouvent sans doute dans les défaillances du système. Il peut donc justifier sa tricherie en disant : « C’est le système qui veut ça ». Si la pratique de la tricherie se répand, cela peut activer à son esprit la formule : « Je peux le faire puisque tout le monde le fait ». Et l’existence d’un marché avec de l’offre et de la demande peut activer celle dont nous parlons : « Si je ne le fais pas, d’autres le feront ».
Ces formules sont bien pratiques…
D’autant qu’elles sont de pures formes, des enveloppes sans contenu. Dans « C’est le système qui veut ça », le pronom « ça » remplace ce qui pose problème. Même chose pour « Si je ne le fais pas, d’autres le feront ». Et la formule qui fait l’objet de notre discussion : « Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre » va encore plus loin dans l’escamotage de la réflexion morale : il n’y a même plus de référence à un fait extérieur.
Ceux qui font usage de ces formules, par exemple dans les contextes économiques, se justifient souvent en affirmant que les faits en question sont faiblement immoraux. Ce sont par exemple de petits mensonges ou de la petite corruption. Ils affirment aussitôt que, s’il s’agissait de gros mensonges ou de grande corruption, ce serait différent. Ils ajoutent aussi qu’ils n’ont pas de prise sur ces pratiques, qu’ils manquent de temps, qu’ils ne peuvent mobiliser leur organisation pour si peu.
Les enseignants qui ont remplacé les étudiants lors d’examens en ligne étaient seuls.
Ils étaient seuls, mais la formule « Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre » crée une présence artificielle, celle d’un autrui qui est comme moi et qui est prêt à me remplacer. Il y a, dans toutes ces formules, une malhonnêteté profonde qui provient de la généralisation : « Tout le monde le fait », « C’est le système qui est comme ça », « Quantité de gens le feraient à ma place ». Jouer à croire qu’une pratique est commune, qu’elle possède un certain degré de généralité, voire qu’elle est universelle, est profondément immoral. C’est, à mon sens, l’un des aspects les plus choquants du problème.
(1) « Frauder aux examens en ligne, simple comme une annonce sur Leboncoin », Journal du Net, 23 février 2021.
Interview réalisée par Laurence Aubron
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