La chronique philo d'Alain Anquetil

Quelques considérations sur la responsabilité sociale des entreprises, dix ans après la tragédie du Rana Plaza

Quelques considérations sur la responsabilité sociale des entreprises, dix ans après la tragédie du Rana Plaza

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de la responsabilité sociale des entreprises, dix ans après l’effondrement du Rana Plaza le 24 avril 2013.

L’effondrement de ce bâtiment situé au Bengladesh, qui abritait des ateliers textiles, a coûté la vie à plus de mille cent personnes et a fait deux mille blessés graves.

Il a eu des effets pratiques sur la gestion, par les entreprises donneuses d’ordre, de leur chaîne d’approvisionnement, a donné lieu à des législations sur leur devoir de vigilance et a renforcé le concept de responsabilité sociale des entreprises ou RSE.

Dans un éditorial du magazine Challenges consacré à cette tragédie, Ghislaine Ottenheimer, sa rédactrice en chef, affirme que « si l’on souhaite l’avènement d’un ‘capitalisme responsable’, il ne faut pas se contenter de lois et de contraintes pesant sur les entreprises » ; elle ajoute que « le respect des droits humains est l’affaire de tous », notamment des consommateurs et des salariés, qui devraient faire des choix « en conscience » (2).

Cette affirmation renvoie à certains modèles de la responsabilité sociale des entreprises.

Vous en avez parlé dans une récente chronique.

Nous avons en effet discuté de la conception de la RSE défendue par Milton Friedman, pour lequel la seule responsabilité sociale de l’entreprise est de maximiser ses profits. (3).

Il s’agit d’une conception économique et « instrumentale » au sens où une entreprise peut mener des actions de RSE seulement si elles contribuent à son objectif de maximisation du profit (4).

Quand Ghislaine Ottenheimer parle de la nécessité que les consommateur·rices et les salarié·es fassent des choix « en conscience », elle renvoie à la conception de la RSE qui a été proposée par le professeur de science politique Robert Reich, une conception que l’on pourrait qualifier de « friedmanienne de gauche ».

De quoi s’agit-il ?

Comme Friedman, Reich affirme que le premier devoir d’un·e dirigeant·e est de maximiser le profit de son entreprise.

Mais la raison de cette position ne repose pas sur la prémisse de Friedman selon laquelle le domaine économique est fondamentalement séparé du domaine politique : elle repose sur l’exigence que les citoyens – et non les entreprises, qui peuvent disposer d’un pouvoir d’influence considérable – définissent les règles du jeu de la vie économique ; et comme le fait Ghislaine Ottenheimer, elle demande aux consommateur·rices, aux salarié·es et aux investisseur·es de prendre la main, d’agir de façon socialement responsable.

En bref, Reich affirme que les règles du jeu économique, « c’est nous qui devrions les élaborer, de façon à ce qu’elles reflètent nos valeurs de citoyens, au même titre que nos valeurs de consommateurs et d’investisseurs » (6).

Que devient la responsabilité sociale des entreprises ?

Reich considère qu’elle a pour effet contreproductif de détourner l’attention du public « de la responsabilité démocratique consistant à fixer les règles du jeu en vue de réaliser le bien commun » (7).

Est-ce plausible dans le contexte de la mondialisation ?

C’est un problème, car tous·tes les citoyen·nes des pays du monde n’ont pas la capacité à jouer le rôle que Reich aimerait leur voir jouer.

Et depuis les années 2000, la RSE a pris un tour politique. Par exemple, les chercheurs Andreas Scherer et Guido Palazzo la définissent comme « un modèle étendu de gouvernance dans lequel les entreprises contribuent à la régulation mondiale, fournissent des biens publics » et participent à la résolution de « problèmes politiques en coopération avec les États et les sociétés civiles » (8).

Les deux modèles, celui de Reich et celui de Scherer et Palazzo, ont des fondements théoriques solides et ouvrent des champs de réflexion. Mais si l’on considère la situation internationale actuelle, ils ont une résonance un peu utopique.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) G. Ottenheimer, « Rana Plaza : ‘La vigilance et le respect des droits humains sont l’affaire de tous’ », Challenge, 24 avril 2023.

(2) « Toutes les décisions en matière d’IA peuvent-elles être confiées à des dirigeants du secteur privé ? », 23 avril 2023.

(3) M. Friedman, « The social responsibility of business is to increase its profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.

(4) « Entre le tee-shirt low cost fabriqué par des ouvriers ou des enfants sous-payés, et le tee-shirt éthique labellisé. En en acceptant le coût. Il faut que les cadres et les employés des multinationales aient le courage de dénoncer les outrances et jouent le rôle de lanceurs d’alerte. Il faut que les Etats établissent des lois justes et les fassent respecter. »

(5) R. Reich, Supercapitalism: The transformation of business, democracy, and everyday life, Alfred Knopf, 2007, tr. M.-F. Pavillet, Supercapitalisme : le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Paris, Vuibert, 2008.

(6) Les citations sont issues respectivement de R. Reich, « How capitalism is killing democracy », ForeignPolicy, 162, 2007, p. 38-42, et d’A. Anquetil, Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, « Chemins philosophiques », 2011.

(7) A. G. Scherer & G. Palazzo, « The new political role of business in a globalized world: A review of a new perspective on CSR and its implications for the firm, governance, and democracy », Journal of Management Studies, 48(4), 2011, p. 899-931.