Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler du problème de la reconnaissance des torts considérables qui ont été causés en Ukraine depuis le début de la guerre.
C’est un problème, en effet, parce que les crimes et les atrocités commis dans cette guerre n’ont pas été reconnus par leurs auteurs.
Ursula von der Leyen s’est rendue le vendredi 8 avril à Boutcha, où des civils ukrainiens ont été massacrés. Elle y a déclaré : « L’impensable s’est produit ici. Nous avons vu le visage cruel de l’armée de Poutine » (1). Mais, comme cela été le cas pour d’autres faits (2), « la Russie nie avoir ciblé des civils [et elle] a qualifié les allégations selon lesquelles les forces russes auraient exécuté des civils à Boutcha […] de ‘falsification monstrueuse’ visant à dénigrer son armée » (3).
D’où la question de la reconnaissance des torts…
Oui. Cependant, s’agissant de la guerre en Ukraine, il faut attendre que les faits soient officiellement qualifiés et les responsables identifiés, cela au nom de la vérité mais aussi pour que les résultats des enquêtes puissent être jugés légitimes par les parties au conflit.
C’est pourquoi il est préférable de discuter de la reconnaissance des torts sans faire référence à ce conflit.
Le verbe « reconnaître » a plusieurs sens. Celui qui convient ici est « avouer, confesser ». Il a une valeur plus forte que le fait d’« admettre pour vrai après avoir nié ou douté », qui est présent dans la locution « Il faut reconnaître que » (5). Dans les deux cas, toutefois, reconnaître quelque chose suppose un interlocuteur. On avoue quelque chose à quelqu’un, on reconnaît son erreur ou ses torts devant quelqu’un.
Des aveux peuvent être extorqués…
Mais alors ce que l’on appelle « reconnaissance des torts » perd de sa substance. Au sens fort, cette notion suppose un engagement à l’égard de la vérité. La personne qui reconnaît ses torts reconnaît l’importance de la vérité et d’une autorité qui est susceptible de la juger. Comme la confiance, qui suppose d’accepter de dépendre d’autrui (6), la reconnaissance des torts implique que l’on s’en remet au jugement d’autrui. Cette idée a été exprimée par Michel Foucault à propos de la parrêsia.
Pouvez-vous préciser ce mot ?
Le mot parrêsia désigne le « tout-dire », le fait de dire tout ce que l’on pense, ce qui est plus que l’aveu des fautes ou des péchés (7).
Foucault propose cinq caractéristiques qui permettent de distinguer la parrêsia de l’ouverture d’esprit, du propos d’un professeur qui explique tout à ses élèves et d’autres situations où l’on dit la vérité. Un trait important est que celui qui parle doit être en situation d’infériorité par rapport à celui qui l’écoute. Foucault explique que les criminels qui avouent leurs crimes sous la contrainte n’utilisent pas la parrêsia. Mais, dit-il, « lorsque volontairement, faisant usage de leur liberté, ils décident de dire la vérité sur ce qu’ils ont fait, et qu’ils sont dans une situation où celui à qui ils ont fait cet aveu est en mesure de les punir ou d’exercer en quelque sorte une vengeance contre eux, dans ce cas il y a parrêsia ». Il faut en outre qu’ils agissent « en raison d’un certain devoir moral ».
Voici une manière de comprendre le fait de reconnaître ses torts. Il y en a d’autres, moins sincères, moins risquées, moins fondées sur le devoir, moins humbles. Mais celle que nous avons décrite – et qui, point essentiel, est utilisable par les différentes parties à un conflit, chacune reconnaissant ses torts – peut déboucher non seulement sur la paix, mais aussi sur la réconciliation.
(1) « Bucha shows the ‘cruel face’ of Russian army, says EU’s chief », Reuters, 8 avril 2022. Ma traduction.
(2) Voir « Attaque de la gare de Kramatorsk: Macron dénonce une attaque ‘abominable’ contre des civils », BFMTV, 8 avril 2022.
(3) « Bucha shows the ‘cruel face’… », op. cit. Ma traduction.
(4) Voir « Les forces ukrainiennes accusées d’exactions envers des soldats russes », Le Monde, 8 avril 2022, et « Des images montrent des soldats ukrainiens achevant des militaires russes », Le Figaro, 7 avril 2022.
(5) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010.
(6) « Faire confiance à une personne, c’est se placer dans un état de dépendance, ou prolonger un état de dépendance, à l’égard de la compétence et de la bonne volonté de cette personne » (Annette Baier, « Confiance », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996).(7) M. Foucault, Discours et vérité, précédé de La parrêsia, Vrin, Philosophie du présent, 2016. Les citations proviennent de la conférence donnée le 24 octobre 1983 à l’Université de Californie à Berkeley.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
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