Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler d’une maxime qui vous a été inspirée par les vœux de Roberta Metsola, la présidente du Parlement européen.
Il s’agit de la maxime : « Glissez, Mortels, n’appuyez pas ». Roberta Metsola a commencé son discours en déclarant que «le début d’une nouvelle année est l’occasion de réfléchir et de se tourner vers l’avenir » (1). Cette phrase évoque l’idée d’un approfondissement (celui que suppose la réflexion) et d’un déplacement (« se tourner vers l’avenir »). Or, la maxime « Glissez, Mortels, n’appuyez pas » associe approfondissement et déplacement.
Quelle est son origine ?
Elle est le dernier vers d’un quatrain dû à Pierre-Charles Roy, un poète du XVIIIe siècle. Il accompagne une gravure intitulée L’Hiver (2). On y voit un patineur qui s’élance sur un étang glacé et une femme qui s’apprête à le suivre. Voici le quatrain :
Sur un mince cristal l’Hyver conduit leurs pas ;
Le précipice est sous la glace.
Telle est de vos plaisirs la légère surface :
Glissez, Mortels, n’appuyez pas.
Les deux derniers vers ont un sens figuré. « Glisser » exprime une attitude devant les plaisirs et non le mouvement continu des patins sur la glace. « Appuyer » signifie « approfondir » et non exercer une pression sur l’étang gelé.
Quelle leçon peut-on en tirer ?
Pour Pierre Larousse, elle est « un conseil à l’adresse des imprudents qui abusent du plaisir de leur jeunesse, de leurs qualités, etc. » (3).
Elle veut dire qu’il faut éviter les excès ?
Il est vrai que Montaigne, qu’il convient de citer ici, affirmait qu’un plaisir extrême devient nécessairement oppressant et insupportable (4). Le bonheur suppose la modération.
Mais notre maxime dit plus que cela : si on approfondit les plaisirs par la réflexion, on peut les gâter, y trouver de mauvais côtés, y trouver le mal ou la douleur, un peu comme pour un film qui nous a plu lors de sa projection mais qui, après la lecture des critiques, nous semble trop sentimental et trop commercial, ce qui corrompt rétrospectivement le plaisir que nous avions éprouvé à le voir.
Pour éviter ce genre de corruption, Montaigne déclarait qu’il désirait « mollement », qu’il désirait peu. En effet, disait-il, « il y a tant de mauvais passages [dans la vie] qu’il faut un peu légèrement et superficiellement couler sur ce monde » (5). Et il donnait ce conseil : « Il faut glisser sur lui, non pas s’y enfoncer », qui correspond exactement à notre maxime : « Glissez, Mortels, n’appuyez pas ».
Que signifie « glisser sur le monde » ?
La philosophe Sylvia Giocanti l’explique à travers les bienfaits de la superficialité, de l’« art de glisser sur les apparences » qu’ont exprimé des penseurs sceptiques comme Montaigne et Fontenelle. Selon eux, « il n’est pas tellement difficile de vivre agréablement, à condition de ne pas trop y songer », car « trop réfléchir […] gâte assurément les plaisirs qu’on goûte mieux sans les disséquer par la pensée » (6). D’autant qu’en approfondissant nos plaisirs, on peut rencontrer la médiocrité, l’insignifiance, l’absurde, et, finalement, le désespoir ou le dégoût.
Mais la maxime n’est-elle pas contraire à l’intuition ?
Oui, car nous sommes des êtres doués de raison, nous réfléchissons, nous délibérons, nous évaluons – nous évaluons notamment nos désirs et nos plaisirs. D’ailleurs notre maxime s’oppose à d’autres maximes qui mettent en valeur l’approfondissement par la réflexion, comme celle-ci : « Ce qu’il faut chercher à connaître, c’est le fond du panier ». On a même suggéré ce renversement : « Appuyez, Mortels, ne glissez pas » (7) !
Il me reste à adresser mes vœux de plaisirs et de bonheur aux auditrices et aux auditeurs d’euradio, ainsi qu’à vous-même et à toute l’équipe.
(1) « President Metsola’s 2023 New Year Message ».
(2) La gravure est due à Nicolas de Larmessin (1684-1753), d’après une peinture de Nicolas Lancret (1690-1743). Voir Emmanuel Bocher, Catalogue raisonné des estampes, eaux-fortes, pièces en couleur, au bistre et au lavis, de 1700 à 1800, Quatrième fascicule : Nicolas Lancret, Librairie des Bibliophiles, 1878. L’œuvre se trouve au Musée du Louvre.
(3) P. Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Volume 1, 1866.
(4) Montaigne, Les Essais, traduction intégrale en français moderne par André Lanly, Gallimard, collection Quarto, 2009. Voir II, 20.
(5) Les Essais, III, 10.
(6) S. Giocanti, Scepticisme et inquiétude, Hermann, 2019.
(7) Ces maximes sont dues respectivement à Antoine-Pierre Dutramblay (1745-1819), « L’avis de maître Pierre », Apologues, 4ème édition, 1818 (les deux vers sont précisément : « Ce qu’il faut chercher à connaître, / Mon fils, c’est le fond du panier »), et à Xavier Aubryet (1827-1880), cité dans P. Larousse, op. cit. (la maxime inversée semble signifier qu’il faut donner de la valeur aux choses qui méritent de la valeur, pas à celles qui n’en méritent pas).
Entretien réalisé par Cécile Dauguet.