La chronique philo d'Alain Anquetil

Peut-on concilier « Nous ne voulons pas la guerre » avec le précepte « Vivre, c’est être soldat » ? - La chronique philo d'Alain Anquetil

Peut-on concilier « Nous ne voulons pas la guerre » avec le précepte « Vivre, c’est être soldat » ? - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous proposez de rapprocher le refus de la guerre en Ukraine, qui a été exprimé publiquement par les différentes parties, et le précepte : « Vivre, c’est être soldat ». 

Il s’agit d’une formule de Sénèque, philosophe stoïcien du 1er siècle, à l’attention de son ami Lucilius : « Eh bien ! Vivre, Lucilius, c’est être soldat ! » (1). On a l’impression qu’elle signifie : « Vouloir la guerre ». Si c’était le cas, elle serait en contradiction avec l’affirmation « Nous ne voulons pas la guerre » que l’on a entendue chez les Ukrainiens, les Russes – et les Occidentaux (2). 

Nous avons donc, d’un côté, une affirmation portant sur le réel, avec une visée collective : « Nous ne voulons pas la guerre » ; et, de l’autre, une formule métaphorique, un précepte moral dont la portée est individuelle : « Vivre, c’est être soldat ». 

Elles ne se situent pas sur le même plan…

Apparemment non. « Vivre, c’est être soldat » est une règle d’action stoïcienne qui nous permet d’affronter les épreuves de la vie. Dans l’article qu’il lui a consacré, Jean-François Riaux explique que ces épreuves proviennent aussi bien du destin que des « maladies de l’âme » (3). Il y a les ennemis extérieurs, les coups du sort, et les ennemis intérieurs : manque de discernement, faiblesse morale, intempérance, etc. 

Or, Sénèque affirme que, face à ces ennemis, « nous avons une guerre à soutenir, guerre qui ne tolère ni trêve ni relâche » (4). Il le dit avec un vocabulaire militaire qui fut employé dans le Livre de Job plusieurs siècles auparavant, où on lit : « N’est-ce pas un temps de service [au sens de service militaire] qu’accomplit l’homme sur terre ? » (5). Le christianisme aussi utilisera cette « imagerie militaire » afin que, selon les termes de Jean-François Riaux, « tout chrétien fasse de sa vie un combat sans relâche contre le mal ». 

Par conséquent la formule de Sénèque : « Vivre, c’est être soldat ! » ne signifie pas « Vouloir la guerre » en un sens militaire. Le combat est d’une autre nature : le sage stoïcien profite du malheur pour affermir sa vertu, le chrétien livre un « perpétuel combat spirituel » (6).

Mais alors comment peut-elle éclairer la crise ukrainienne ?

Elle le peut directement, car cette crise est une épreuve pour beaucoup de gens. 

Elle le peut aussi parce qu’elle renvoie à des réalités concrètes. Dans certains pays, l’armée est extrêmement valorisée. Isabelle Facon écrit qu’en Russie, « le pouvoir politique essaie de s’appuyer […] sur les valeurs militaires prises au sens large », et un mouvement, créé en 2016 au sein du ministère de la Défense, a pour but « l’éducation du patriote et du citoyen » (7). Vouloir être un soldat, pour être prêt à défendre sa patrie, peut alors constituer un idéal. On sait d’ailleurs que certains dirigeants se mettent en scène dans l’habit du « soldat commandant en chef ».

Et puis il y a une troisième raison : l’une des facettes de « Vivre, c’est être soldat » est « Penser comme un soldat ». Or, dans certains pays occidentaux, il est devenu difficile, sinon impossible, de penser de la sorte. François Heisbourg observait récemment que l’Europe vise à « la paix perpétuelle », ce mythe fondateur qui implique « la renonciation au recours à la force comme mode de règlement des disputes entre ses parties prenantes » (8). On comprend pourquoi, dans ce contexte, il est difficile pour beaucoup, y compris peut-être pour certains dirigeants politiques, de « penser comme un soldat ». Et ceci peut constituer un danger pour l’Europe.

(1) Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre XVI, lettre 96, tr. H. Noblot, Les Belles Lettres, 1962.

(2) Selon Alexander Baunov, « l’objectif de l’Occident […] est d’éviter la guerre. Par conséquent la Russie peut exploiter les peurs occidentales de la guerre – sans réellement utiliser la force » (‘La Russie espère susciter la crainte d’une confrontation militaire en Europe’, une conversation avec Isabelle Facon », Le Grand Continent, 11 février 2022).

(3) J.-F. Riaux, « ‘Eh Bien ! Vivre, Lucilius, c’est être soldat’. Genèse et postérité d’une formule de Sénèque. Variantes et parallèles bibliques », L’enseignement philosophique, 61(3), 2011, p. 25-35.

(4) Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre V, lettre 51, Robert Laffont, collection Bouquins, 1993 (cité par J.-F. Riaux, op. cit.)

(5) Job, VII.1, La Bible de Jérusalem, 13ème édition, Les Editions du Cerf, 1992.

(6) J.-F. Riaux, op. cit.

(7) « ’La Russie espère susciter la crainte d’une confrontation militaire en Europe’, une conversation avec Isabelle Facon », op. cit.

(8) François Heisbourg ajoute aussitôt : « Cependant, cet heureux résultat ne se serait pas produit si ne s’était aussi constituée, à la même époque, l’Alliance atlantique face au bloc soviétique. Pas d’Europe paisible sans alliance transatlantique efficace. » (« L’Europe entre paix et guerre », Le Grand Continent, 4 février 2022.)

Alain Anquetil au micro de Laurence Aubron

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