La chronique philo d'Alain Anquetil

Une égalité parfaite entre les femmes et les hommes - La chronique philo d'Alain Anquetil

Une égalité parfaite entre les femmes et les hommes - La chronique philo d'Alain Anquetil

C'est nouveau sur euradio ! Nous accueillons désormais chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

En ce 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, Alain Anquetil a choisi de nous parler de l’idée d’une « égalité parfaite » entre les femmes et les hommes.

Cette idée se trouve dans l’œuvre du grand penseur anglais du 19ème siècle, John Stuart Mill. Elle est issue d’un ouvrage qu’il publia en 1869 : L’assujettissement des femmes. Son épouse, Harriet Taylor, morte onze ans avant sa parution, l’a influencée, comme elle a influencé, dans une certaine mesure, l’œuvre morale, politique et économique de Mill.

Je vous cite le seul passage, en introduction, où il utilise le concept d’égalité parfaite : « Je crois que les relations sociales des deux sexes, qui subordonnent un sexe à l'autre au nom de la loi, sont mauvaises en elles-mêmes et forment aujourd'hui l'un des principaux obstacles qui s'opposent au progrès de l'humanité ; je crois qu'elles doivent faire place à une égalité parfaite, sans privilège ni pouvoir pour un sexe, comme sans incapacité pour l'autre » (1).

Pourquoi parler d’égalité « parfaite » ? Le mot « égalité » ne suffit pas ?

C’est juste, et l’expression n’est, à ma connaissance, pas beaucoup utilisée. Il n’en est pas question, par exemple, dans la description du thème de l’édition 2021 de la Journée internationale des droits des femmes : « Leadership féminin : Pour un futur égalitaire dans le monde de la Covid-19 » (2).

Il y est question de « réalisation de l’égalité », mais l’adjectif « parfait » n’est pas utilisé.

Non. Peut-être n’en a-t-on pas besoin aujourd’hui. Mais pourquoi John Stuart Mill l’a-t-il utilisé il y a un siècle et demi ?

Disons tout de suite qu’il n’est pas le premier à en avoir fait usage. Par exemple, David Hume, philosophe écossais du 18ème siècle, l’a employée dans au moins deux contextes.

Le premier n’était pas celui de l’égalité des droits et des conditions entre les hommes et les femmes. C’était celui de « l’égalité parfaite des possessions », au sens d’une « égale distribution de la propriété », un système que Hume estimait peu réaliste et pernicieux s’il était mis en pratique, car pouvant conduire à la tyrannie (3).

Cependant, dans son Essai sur l'amour et le mariage, Hume écrivait, en 1741 : « Je souhaiterais qu’il n’y eût plus, des deux côtés [c’est-à-dire du côté de l’époux et du côté de l’épouse], aucune prétention à l’autorité, mais que tout s’accomplît avec une parfaite égalité, comme entre deux membres égaux d’un même corps » (4).

L’image est belle. Il parle d’une égalité stricte, qui ne peut être remise en cause par quoi que ce soit.

Cela correspond à l’idée de Mill, mais celui-ci définit plus précisément que Hume ce qu’est l’égalité parfaite : elle est « sans privilège ni pouvoir pour un sexe, comme sans incapacité pour l'autre ». On sait qu’à son époque, la deuxième moitié du 19ème siècle, ce sont les hommes qui disposaient des privilèges et du pouvoir, et les femmes qui étaient frappées d’incapacité, par exemple pour jouer un rôle dans les affaires publiques. La phrase fait référence à ces conditions sociales.

Mill n’était certainement pas exempt de tous les préjugés de son temps à l’égard des femmes. Il n’empêche qu’il introduit, dans l’idée d’égalité entre les femmes et les hommes, celle de perfection. Pour atteindre la perfection, il élimine ce qui peut élever un genre par rapport à l’autre et élimine ce qui peut rabaisser un genre par rapport à l’autre.

Autrement dit, il n’y a rien à ajouter à l’égalité parfaite : elle représente la perfection de l’égalité, une égalité qui ne peut tolérer aucune exception.

(1) J. S. Mill, The subjection of women, in On liberty and other Writings, S. Collini (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 1989, tr. E. Cazelles, L’assujettissement des femmes, UQAC, Les classiques des sciences sociales, 2002. Je mets les italiques.

(2) Voir « Leadership féminin : Pour un futur égalitaire dans le monde de la Covid-19 » et le site du Gouvernement sur la Journée internationale des droits des femmes .

(3) D. Hume, An inquiry concerning the principles of morals, in The Philosophical Works of David Hume, Vol. 4, Edinburgh, Adam Black and William Tait, 1826, tr. P. Barranger et P. Saltiel, Enquête sur les principes de la morale, Paris, GF-Flammarion, 1991.

(4) D. Hume, Of Love and Marriage, 1742, in The Philosophical Works of David Hume, op. cit., tr. P. Folliot, Essai sur l'amour et le mariage, UQAC, Les auteurs classiques, 2007.

Interview réalisée par Laurence Aubron

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Image: Wokandapix