La chronique philo d'Alain Anquetil

La législation du Parlement européen contre la déforestation : « mieux vaut tard que jamais » ?

La législation du Parlement européen contre la déforestation : « mieux vaut tard que jamais » ?

Nous accueillons chaque semaine sur euradio Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de la législation adoptée récemment par le Parlement européen pour lutter contre la déforestation.

On a salué cette initiative, qui a été votée par une très large majorité des député·es européen·nes, mais on a aussi souligné quelques limites, comme le choix de la date de référence : décembre 2020, qui implique que « les pays ayant massivement abattu leurs arbres [avant décembre 2020] pourront continuer de vendre dans l’espace européen » (1).

Le Parlement note lui-même qu’« une superficie plus grande que celle de l’UE [a] été convertie à des fins agricoles entre 1990 et 2020 », ce qui conduit à se demander si cette législation n’arrive pas trop tard (2).

Mieux vaut tard que jamais…

Mais cette législation semble venir tard si l’on choisit un point de référence éloigné dans le temps – par exemple l’année 2000, utilisée comme point de départ de statistiques récentes (3).

Elle représente tout de même un pas en avant…

Oui, et cela incite à s’arrêter sur le proverbe d’origine latine que vous avez cité : « Mieux vaut tard que jamais ».

Il donne un conseil pratique : « Il vaut mieux parfois se décider à agir même à retardement que de ne pas agir du tout » (4).

Il n’affirme pas qu’il est « trop tard » pour agir, car cela signifierait qu’on a dépassé le moment opportun, qu’on a raté le « bon moment » : il signale plutôt qu’on agit à la fin de l’intervalle de temps qui constitue le moment opportun.

Mais on emploie aussi ce proverbe pour dire qu’on n’est pas passé loin d’un problème ou d’une catastrophe…

C’est vrai, mais on peut aussi avoir besoin de temps avant d’agir.

« Mieux vaut tard que jamais » combine deux conceptions du temps : l’une comme limite (au-delà de laquelle il serait « trop tard »), l’autre comme ressource (une ressource qu’on peut utiliser pour recueillir de l’information) (5).

Le philosophe Jon Elster inclut précisément le temps consacré au recueil d’informations parmi les conditions nécessaires de toute action rationnelle (6).

Ainsi, une personne doit « investir une quantité optimale de temps, d’énergie et d’argent pour rassembler une telle information ».

Elster ajoute toutefois « qu’il y a des situations où il est dangereux d’accumuler trop d’informations : [par exemple], si un médecin effectue trop d’analyses avant de décider d’un traitement, le malade peut mourir en cours de soins ».

Dans le cas de la déforestation, il existe beaucoup d’informations…

Ce qui va dans le sens d’une législation arrivant un peu tard (puisque si les parlementaires avaient des informations, cela suggère qu’ils auraient pu se décider plus tôt), bien qu’elle apparaisse comme exemplaire !

Pouvez-vous préciser ce point ?

On a dit que la nouvelle législation conférait à l’Europe « le leadership international sur la déforestation » (7).

Or, ce leadership peut signifier que l’on a travaillé à une allure soutenue ou, pour reprendre les termes des chercheurs Andreas Schedler et Javier Santiso, sur un « tempo » rapide (8).

Ce qui va à l’encontre du « Mieux vaut tard que jamais »…

Pas nécessairement. Schedler et Santiso observent que « le tempo représente une ressource précieuse » (9) : on peut l’accélérer, par exemple pour « créer un fait accompli irréversible », ou le ralentir pour « renoncer à des fenêtres d’opportunité qui ne […] semblent pas tomber au bon moment ».

Le jugement « Mieux vaut tard que jamais » peut être la conséquence involontaire de tels « renoncements » volontaires. Mais la toute récente législation européenne sur la déforestation semble échapper à ce jugement.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.


(1) Une autre critique porte sur le fait que, selon l’eurodéputée Marie Toussaint, elle n’intègre pas « les acteurs qui financent de nombreux projets menant à la déforestation » (« Le Parlement européen adopte une loi contre la déforestation », Le Figaro, 19 avril 2023). Sur la nouvelle législation, voir « Le Parlement adopte une nouvelle législation pour lutter contre la déforestation », Actualité du Parlement européen, 19 avril 2023. La citation provient respectivement de l‘article « Le vrai du faux : l’Europe peut-elle stopper la destruction des forêts dans le monde ? » , Sud Ouest, 21 avril 2023.

(2) « Le Parlement adopte une nouvelle législation… », op. cit.

(3) La déforestation est bien plus ancienne. Voir Marie-Claude Smouts, Forêts tropicales, jungle internationale. Les revers de l’écopolitique mondiale, Presses de Sciences Po, 2001, et « La déforestation mondiale ralentit, mais les forêts pluviales tropicales sont toujours menacées (FAO) », ONU Info, 4 mai 2022.

(4) A. Rey et S. Chantreau, Dictionnaire des expressions et locutions, Dictionnaires Le Robert, 2003. Ce proverbe peut prendre une forme plus impersonnelle : « Il vaut mieux que quelqu’un arrive ou que quelque chose se produise plus tard que ce qui était prévu ou souhaité, plutôt que pas du tout » (M. H. Manser, The Facts On File dictionary of proverbs,2ème édition,Facts On File, 2007).

(5) Cette distinction est notamment développée par Andreas Schedler et Javier Santiso dans « Democracy and time: An invitation », International Political Science Review / Revue internationale de science politique, 19(1), 1998, p. 5-18, « Temps et démocratie : une invitation », Temporalités, 36, 2022.

(6) J. Elster, « Rationality, emotions and social norms », Synthese, 98, 1994, p. 21-49, tr. L. Quéré, « Rationalité, émotions et normes sociales », dans P.Paperman& R.Ogien(dir.), La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1995.

(7) Et « aucun autre ensemble régional n’a adopté pareille législation » (« Le vrai du faux… », op. cit.).

(8) A. Schedler & J. Santiso, op. cit.

(9) La phrase complète est la suivante : « D’un point de vue stratégique, le tempo représente une ressource précieuse dans la compétition politique ».