La France et la sécurité européenne

Les États-Unis et la défense européenne

Les États-Unis et la défense européenne

"La France et la sécurité européenne" est une série de podcasts proposée par euradio pour éclairer le rôle central joué par la France dans la construction et l'évolution de la défense européenne, en analysant ses choix stratégiques, ses succès et ses échecs.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis participent à la défense de l’Europe. Comment ce partenariat s’est-il noué ?

Les deux guerres mondiales ont montré qu’un conflit né en Europe pouvait très vite s’étendre et mettre en péril la sécurité américaine. La Seconde Guerre mondiale a mis à mal la thèse américaine de l’isolationnisme. Les Etats-Unis, après 1945, réfléchissent donc à leur sécurité à l’échelle mondiale. Comme la menace principale vient de l’URSS, c’est en Europe qu’elle se joue dans un premier temps. Il est donc important de comprendre que si les Etats-Unis s’engagent dans la défense de l’Europe en guerre froide, c’est avant tout pour défendre leurs intérêts et leur sécurité.

Et cela ne se fait sans tensions. Dès le début. Lors de la négociation du traité de Washington, en 1948-1949 – c’est-à-dire le traité qui crée l’Alliance atlantique, l’OTAN - les Etats-Unis imposent leurs choix. C’est notamment sur leur pression que l’article 5 du traité de Washington est très restrictif. Cet article, trop souvent fantasmé aujourd’hui, prévoit que si un membre de l’Alliance est attaqué, les autres seront solidaires et répondront. Mais… chaque pays est maître de la nature de sa réponse. Il n’est donc aucunement contraignant.

Les Etats-Unis imposent leurs conditions. C’est donc un partenariat d’emblée inégal entre eux et les Européens ?

C’est un partenariat asymétrique. Pour des raisons diverses. Tout d’abord, pour des raisons économiques. A la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis sont premiers dans presque tous les domaines. Ils ont apporté une aide financière et matérielle à leurs alliés pendant le conflit. A la fin de la guerre, par exemple, les aviateurs français volent sur du matériel américain. Même les uniformes sont fournis par les Etats-Unis. Les généraux américains sont des stars mondiales, à l’image d’un Eisenhower ou d’un Patton. Seule l’Armée rouge peut rivaliser en termes de prestige avec l’armée américaine.

L’Europe, elle, est en ruine. Elle a servi de champ de bataille. Ses usines d’armement ont été bombardées par les alliés ou sabotées par la résistance pendant l’occupation… Les pays européens sont endettés auprès des Américains (via le prêt-bail).

S’y ajoute une inégalité stratégique : si la menace est communiste, on peut imaginer assez facilement, au début de la guerre froide, une offensive soviétique sur l’Europe occidentale. Pas sur le territoire américain. C’est la raison pour laquelle la crise de Cuba a une telle importance : si les Soviétiques avaient installé leurs missiles à Cuba, le sol américain aurait été vulnérable. Sinon, ce sont les Européens qui sont en première ligne, et donc en situation de demandeurs. Il y a un rapport de force moral qui s’établit entre des Européens menacés et des Américains protecteurs. Ce rapport de force induit un partenariat inégal entre les deux. Si forte que soit l’alliance, la relation est forcément déséquilibrée entre partenaires/alliés.

C’est la cause des tensions récurrentes, de ce que Kissinger va baptiser le malentendu transatlantique ?

On observe des cycles de tensions, mais une forme de stabilité qui nourrit en effet ce « malentendu transatlantique ». En 1949-1950, quand l’OTAN se met en place, les Européens pressent les Américains de s’engager dans la défense de l’Europe. Après le déclenchement de la guerre de Corée, en juin 1950, ce sont les Français qui leur demandent d’installer des bases militaires permanentes sur le sol européen. C’est l’origine du commandement intégré de l’OTAN. Mais, après la mort de Staline, en 1953, les Européens comment à trouver les Européens un peu trop présents sur le continent. Et en définitive, en 1966, la France quitte le commandement intégré dont elle avait demandé la création, et demande aux Etats-Unis de retirer leurs bases militaires du sol national. Mais en même temps, la défense de l’Europe continue de reposer sur la présence américaine en Europe.

On observe une sorte de scenario qui se répète en boucle, jusqu’à aujourd’hui. En période de crise, quand la menace est forte, les Européens demandent aux Américains d’investir plus dans la défense de l’Europe ; quand la menace se relâche, on leur reproche d’être trop présents et trop impérialistes. C’est là que réside le principal malentendu transatlantique sur la défense de l’Europe… La situation actuelle, héritée de cette histoire est à la fois une situation de dépendance des Européens à l’égard des Américains, et un complexe mélange de méfiances réciproques.

La fin de la guerre froide n’a pas modifié la donne ?

Au début des années 1990, Français et Allemands tentent de relancer une défense européenne de l’Europe, en renforçant l’UEO. Mais les Britanniques et les Hollandais craignent que les États-Unis en tirent argument pour amplifier le retrait de leurs troupes et, en fin de compte, affaiblir la défense commune. L’article J-4 du traité de Maastricht résume en quelque sorte les débats : c’est un compromis boiteux, qui prévoit « la définition à terme d’une politique de défense commune qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune ». Avec en déclaration annexée au traité une précision : « l’UEO agira en conformité avec les positions adoptées dans l’Alliance ». On commence alors à parler d’« européanisation » de l’OTAN ou de « pilier européen » de l’Alliance, ce qui, au final, contribue à faire de la défense européenne un simple sous-ensemble de la défense atlantique. Le rapport de force inégal demeure.

Et la situation est même peut-être pire, car s’y ajoute une imbrication institutionnelle entre défense européenne et atlantique. Imbrication qui tend à invisibiliser les initiatives européennes, ou à faire passer pour européennes des initiatives qui ne le sont pas. Donc à discréditer les discours. Ce fut le cas pour Sky shield, le bouclier anti-missile dit européen, annoncé par l’Allemagne et 13 autres pays européens le 13 octobre 2022. En réalité, ce système est basé sur du matériel américain et israélien, et a été conçu contre les systèmes proposés par des industriels français et italiens*… D’ailleurs, il a été lancé à l’occasion du sommet de l’OTAN, et non dans un cadre européen. Tout ceci nuit évidemment à la lisibilité et à la crédibilité de la défense européenne.

Et nous sommes toujours dans cette situation aujourd’hui, malgré l’attaque de l’Ukraine par la Russie en 2022 et l’élection de Donald Trump en 2025 ?

Depuis 2022, les opinions publiques comme les dirigeants européens ont pris conscience de leur dépendance et de leur état de désarmement. Désarmement réel depuis la fin de la guerre froide. Depuis qu’on imaginait que la guerre ne toucherait plus le sol européen…

Cette prise de conscience a été aggravée par l’élection de Donald Trump, qui a agité le spectre d’un retrait américain, non pas de l’OTAN, mais de la défense de l’Europe, et qui a multiplié les déclarations provocantes.

Mais comment s’est traduit dans les faits cette prise de conscience ?

Par des discours fermes. C’est vrai…

Mais dans les faits, cela a débouché sur l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande. Or, quelle est la motivation principale de la Suède et la Finlande ? la protection offerte par l’article 5 du Traité fondateur de l’OTAN. Un article, on vient de le dire, relativement faible, et qui en outre fait doublon avec une autre protection dont disposaient déjà la Suède et la Finlande : l’article 42.7 du traité sur l’UE. Autrement dit, intégrer l’OTAN, pour la Suède et la Finlande, n’offrait pas de gain réel, sauf à considérer que la seule protection qui vaille soit celle des Etats-Unis. Ce qui n’est pas un message positif pour l’UE…

Quant au réarmement européen, il s’est traduit par des achats massifs de matériel militaire… aux Etats-Unis ! Les Allemands, les Polonais et même les Belges ont ainsi préféré les F35 américains aux Rafales français, notamment depuis 2022. Aujourd’hui, près de 80% de l’armement européen est acheté à l’extérieur de l’UE, dont 55% aux États-Unis (estimations SIPRI).

Le rapport de force reste donc inégal en matière de défense entre Etats-Unis et pays européens. Mais aujourd’hui, ce rapport de force est inhérent aux décisions européennes, plus qu’à la situation géopolitique mondiale.

*Il s’agit notamment des systèmes IRIS-T SLM (allemand), Patriot (américains), Arrow 3 (israélien) ou Egis Ashore (américain). L’Allemagne a laissé de côté la France et l’Italie, qui disposent de systèmes concurrents (le système SAMP/T Mamba et le missile Aster 15/30/Block1NT).


Une chronique de Jenny Raflik-Grenouilleau, au micro de Laurence Aubron.

Avec le soutien de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du Ministère des Armées.