La chronique philo d'Alain Anquetil

À quoi servent les paradoxes ?

© Len zuò (Renzo) - Wikimedia Commons À quoi servent les paradoxes ?
© Len zuò (Renzo) - Wikimedia Commons

Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.

Bonjour Alain Anquetil, aujourd’hui, vous allez nous parler de paradoxes…

On en trouve beaucoup dans l’actualité. L’étymologie du mot « paradoxe » – ce qui est contraire à l’opinion commune – suggère qu’il peut facilement apparaître au cours de débats sur des « opinions communes » telles que « les classes populaires votent à gauche et les classes aisées votent à droite ».

Il arrive qu’un paradoxe n’apparaisse pas en tant que tel parce qu’il est remplacé par des termes reflétant une opposition, comme dans cet exemple où il est exprimé par les termes concessifs « mais » et « quand même » : « Les Américains les plus défavorisés savent très bien que Trump n’est pas de leur côté, mais ils votent quand même pour lui » (1).

Cependant, un paradoxe retient l’attention parce qu’il surprend et qu’il a un « air de vérité ». Selon la définition de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert :

« C’est une proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, et qui néanmoins est vraie au fond, ou du moins peut recevoir un air de vérité ».

L’usage du mot « paradoxe » s’accompagne souvent d’une exigence d’explication, comme dans ce passage : « L’analyse des résultats démontre pourtant que l’électorat [de Trump] s’est féminisé et diversifié. Mais comment expliquer cet étrange paradoxe ? » (2).

Le cas « Trump » se prête aux paradoxes …

Il y a bien sûr quantité d’autres exemples de ce genre. Ils renvoient à ce que Pascal Engel appelle le « sens plus faible » du mot « paradoxe », qui « est proche de ce que l’on appelle une énigme ou une aporie, une question qui sollicite la pensée » (3).

Le sens « fort » pourrait recouvrir le fait que « la découverte d’un paradoxe a plus d’une fois dans l’histoire été l’occasion d’une reconstruction majeure touchant aux fondements mêmes de la pensée » (4). Le paradoxe de Copernic – le fait que la terre tourne autour du soleil – en est un exemple : il n’a plus de sens aujourd’hui, « la théorie de Copernic [étant] devenue », selon le mot du philosophe Carlo Proietti, « connaissance commune » (5). Il en est de même du paradoxe des antipodes.

Le paradoxe des antipodes ?

Il est mentionné à l’article « Antipodes » de l’Encyclopédie :

« La plupart des anciens ont traité cette opinion [les antipodes existent du fait que la Terre est sphérique] avec un souverain mépris ; n’ayant jamais pu parvenir à concevoir comment les hommes et les arbres subsistaient suspendus en l’air, les pieds en haut ; en un mot, tels qu’ils paraissent devoir être dans l’autre hémisphère. » (6)

Woody Allen s’y est référé pour évoquer une expérience bizarre, celle de « deux jumeaux habitant aux antipodes l’un de l’autre : chaque fois que l’un d’eux prenait un bain, l’autre devenait subitement propre » (7). Nous sommes ici dans l’absurde, pas dans le paradoxe. 

Il manque « l’air de vérité ».

Exactement.

Il faut ajouter que les paradoxes au sens fort incluent des énigmes, ou plutôt des impossibilités apparentes, notamment de nature logique. Engel définit ce type de paradoxe comme « un petit ensemble de prémisses plausibles mais qui se contredisent mutuellement », ou comme « une conclusion apparemment inacceptable dérivée par un raisonnement apparemment acceptable à partir de prémisses acceptables » (8). Leur solution suppose souvent de recourir à une formalisation logique ou mathématique.

Un exemple fameux en est le paradoxe du menteur. Si quelqu’un dit « Je mens » (c’est l’une des versions du paradoxe), il soulève un problème logique : « S’il ment, il ne ment pas ; et s’il ne ment pas, il ment » (9).

Mais on dit rarement « Je mens »…

Vous avez raison : un bon menteur ne devrait pas dire « je mens ».

Cela signifie-t-il que ces paradoxes ont un côté théorique, qu’ils n’intéressent que les chercheurs ?

Non : ils posent aussi des questions pratiques. Ils peuvent par exemple enfermer des personnes dans des impasses psychologiques qu’elles peuvent elles-mêmes créer.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Le psychologue Paul Watzlawick et ses collègues discutent d’un ordre formulé à l’attention d’autrui : « Soyez spontané », qu’ils rattachent au paradoxe du menteur (10). Il s’agit d’« un ordre exigeant un comportement qui, de par sa nature, ne peut être que spontané, mais [qui] justement ne peut plus être spontané quand il résulte d’un ordre » (11).

En guise d’illustration, ces chercheurs proposent l’exemple d’une mère qui, pour encourager son enfant de huit ans à travailler à l’école, lui dit, non pas : « Je veux que tu travailles », mais « Je veux que tu veuilles travailler ». Le paradoxe est que l’enfant doit non seulement travailler, mais le vouloir, si bien qu’il doit se livrer à « un bizarre numéro d’acrobatie mentale consistant à se forcer à vouloir ce qu’il ne veut pas et, par implication, à vouloir aussi ce qu’on lui fait » (12).

Cependant, sa mère est également dans une situation « insupportable », parce que son but (faire que son enfant travaille) ne peut se réaliser à cause de l’ordre qu’elle lui a donné. Le paradoxe a pris au piège les deux protagonistes.

La solution passe par un changement de perspective.

Oui, et l’on trouve dans l’actualité politique et économique des exemples d’appels à des changements de perspective fondés sur des paradoxes. Par exemple, Corinne Lepage a récemment affirmé que « la France traverse une période paradoxale : alors que le solaire et l’éolien connaissent une croissance sans précédent à l’échelle mondiale, notamment sous l’impulsion de la Chine et des États-Unis, notre pays semble freiner leur développement » ; et elle a appelé à « une vision d’ensemble, capable d’arbitrer et de hiérarchiser les priorités » (13).

Un mot pour conclure : il existe aussi un usage rhétorique des paradoxes. Ils peuvent être construits en vue de faire ressortir la vérité qui est en eux – une vérité qui peut parfois servir des intérêts particuliers. Cicéron le déclarait avec force dans la préface de ses Paradoxes stoïciens :

« Il n’est rien de si incroyable qui ne devienne probable grâce à l’éloquence, il n’est rien de si difficile, de si rude, qui ne devienne resplendissant, qui ne soit pour ainsi dire embelli par le discours » (14).

Les paradoxes n’appellent pas seulement à la réflexion : ils appellent aussi à la vigilance.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.

Références

  1. Il s’agit de l’un des « paradoxes de Trump » identité après son élection de 2016 (S. Tunderman, « Trump’s paradox: a critique of ‘populism’ », openDemocracy, 4 mai 2017).
  2. D. Zamora, « La victoire de Trump, par-delà les fantasmes », 7 novembre 2024.
  3. P. Engel, La dispute. Une introduction à la philosophie analytique, Les Editions de Minuit, 1997.
  4. W. V. Quine, « The ways of paradox”, dans The ways of paradox and other essays, Random House, 1966, tr. H. Galinon, « Les voies du paradoxe », dans Les voies du paradoxe et autres essais, Vrin, 2011.
  5. C. Proietti, « Paradoxe (GP) », dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, 2018.
  6. L’article de l’Encyclopédie résout immédiatement le paradoxe : « [Ces anciens] n’ont pas fait réflexion que ces termes en haut, en bas, sont des termes purement relatifs, qui signifient seulement plus loin ou plus près du centre de la terre, centre commun où tendent tous les corps pesants ; et qu’ainsi nos antipodes n’ont pas plus que nous la tête en bas et les pieds en haut, puisqu’ils ont comme nous les pieds plus près du centre de la terre, et la tête plus loin de ce même centre ».
  7. W. Allen, Without feathers, Random House, 1975, tr. M. Lebrun, Dieu, Shakespeare et moi, Edition du Seuil /Solar, 2009.
  8. P. Engel, La dispute, op. cit.
  9. Ibid.
  10. P. Watzlawick, J. H. Weakland & R. Fisch, Change; principles of problem formation and problem resolution, Norton, 1974, tr. P. Furlan, Changements. Paradoxes et psychothérapie, Editions du Seuil, 1975.
  11. Ibid.
  12. Ibid.
  13. C. Lepage, « ENR : pourquoi la France freine là où le monde accélère ? », 20 novembre 2024.
  14. Cicéron, Sans la raison nous ne sommes que folie. Les paradoxes des Stoïciens, tr. M. Cochereau et H. Parent, Editons Allia, 2020.