La crise sanitaire et maintenant la guerre en Ukraine poussent les dirigeants européens à une prise de conscience : celle que nos modèles économiques fondés sur l’idée du doux commerce ou des interdépendances vertueuses, doivent évoluer face aux changements géopolitiques. Cette prise de conscience est vraiment nécessaire selon vous Joséphine Staron ?
Non seulement elle est nécessaire, mais elle est surtout indispensable. L’idée selon laquelle les échanges commerciaux entre les États sont des vecteurs de paix remonte à Montesquieu et à sa célèbre théorie du doux commerce. L’idée, c’est qu’en multipliant les dépendances réciproques entre les Nations, elles n’aient plus aucun intérêt à se faire la guerre. C’est une théorie extrêmement rationnelle, logique et pleine de bon sens. Mais elle se heurte à une réalité difficilement quantifiable : le facteur humain et l’irrationalité, l’imprévisibilité des acteurs.
C’est justement ce qu’on voit avec le Président russe, Vladimir Poutine, dont l’action semble aujourd’hui irrationnelle ?
Oui exactement. En toute logique, et selon toute rationalité, il n’avait aucun intérêt à entrer en guerre contre l’Ukraine. Le rapport risque/avantage ou coût/bénéfice était bien trop grand. Et pourtant, il l’a fait. Alors certains estiment qu’il est fou, d’autres qu’il est malade, d’autres encore qu’il a fait ça pour des raisons purement idéologiques. Peu importe. Dans tous les cas, ça veut bien dire que la théorie du doux commerce n’est pas un garde-fou éternel et définitif contre la violence et la guerre. Pourquoi ? Parce que le facteur humain et l’irrationalité propre à l’action humaine ne peut jamais être modélisé parfaitement, et que le risque existe toujours, même quand les interdépendances économiques et commerciales sont très fortes, comme c’était le cas jusqu’au 24 février dernier entre la Russie et l’Europe.
Est-ce que cette prise de conscience va pousser les Européens à revoir leurs interdépendances justement et à rechercher à être davantage autonomes ?
Oui, on entre aujourd’hui dans une nouvelle dynamique où les Européens cherchent d’abord à se défaire de leur dépendance vis-à-vis de la Russie en matière d’importation énergétique et de matière première, mais aussi vis-à-vis de la Chine, puisque la crise sanitaire a montré à quel point l’Europe était dépendante du marché chinois. Or, avec sa stratégie « zéro covid », l’État chinois met son économie à rude épreuve, et les nôtres aussi par la même occasion.
Donc la prise de conscience du côté des Européens, elle est là. Maintenant, il y a plusieurs écueils à éviter dans cette recherche d’autonomie. Le premier, c’est de ne pas remplacer une dépendance par une autre. Par exemple, en se tournant vers un seul État ou une seule région du monde pour nos approvisionnements énergétiques ou en matière d’armement – je pense aux États-Unis notamment. Au contraire, c’est d’abord par la diversification de nos sources d’approvisionnement et ensuite par la réindustrialisation de ce qui peut l’être en Europe, qu’on parviendra vraiment à cette autonomie européenne.
La Commission européenne et les États ont annoncé plusieurs plans qui vont dans le sens d’une plus grande autonomie. Mais est-ce qu’on s’en donne vraiment les moyens ?
L’Union européenne, dans son action pour gérer les crises successives, est face à une difficulté existentielle : elle s’est bâtie sur l’idée que les interdépendances économiques étaient le seul facteur de paix et de solidarité possible, elle a négligé la diplomatie, la politique extérieure, la politique d’influence. Elle ne s’est pensée que comme un acteur économique et non comme un acteur géopolitique.
Aujourd’hui, elle a bien conscience qu’elle doit opérer un virage à 180 degrés. Cette théorie ne tient plus à partir du moment où nos dépendances – on pense surtout à la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie – nous mettent en grande difficulté et nous freinent dans notre action contre la guerre.
Il est certain que si l’UE et si les dirigeants européens s’étaient davantage pensés eux-mêmes comme des acteurs géopolitiques, ils auraient fait des choix tout à fait différents en matière industrielle, en matière commerciale, en matière de diversification de nos partenaires et de nos sources d’importations, etc. Le retard pris est immense.
Mais est-ce qu’il peut être rattrapé ?
Oui dans une certaine mesure. Les décisions de l’UE et des dirigeants européens ces derniers mois vont dans ce sens. Par exemple, quand la Commission propose des achats communs de vaccins pendant la crise sanitaire, ou des achats communs en matière énergétique et d’armement aujourd’hui dans le contexte de la guerre en Ukraine. Les objectifs environnementaux et climatiques de la Commission aussi sont tournés vers un projet de souveraineté en proposant la création de nouvelles filières, de nouvelles formations, de nouveaux emplois en Europe.
Certains disent même que l’Europe est entrée dans une économie de guerre. C’est exagéré ?
Oui un peu parce qu’une économie de guerre, c’est ce qu’a fait l’Allemagne en 1936 quand elle a réorganisé son économie en vue du réarmement, ou dans un autre registre, ce qu’ont fait les Américains en 1942 avec le Victory Program. Aujourd’hui, les États européens ont tous annoncé une augmentation significative des budgets alloués à la défense (ce qui finalement n’est qu’une manière de respecter enfin les conditions de l’OTAN...).
Mais l’économie européenne est aussi tournée vers des objectifs environnementaux forts, vers des transformations de nos modèles énergétiques et de consommation. Donc plutôt qu’une économie de guerre, je dirais qu’en Europe, on est passé à une « économie de souveraineté européenne » où on recherche enfin les moyens de ne pas subir nos dépendances mais de les penser avec une vision stratégique, même si on voit bien que les États européens ne sont pas alignés sur un grand nombre de sujets. Mais cette marche vers une « économie de souveraineté européenne », elle a démarré et il faut surtout l’encourager.
Entretien réalisé par Laurence Aubron