Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Il y a 10 jours, les 22 États membres de l’Agence spatiale européenne se sont réunis pour tenter de trouver une sortie de crise. Que se passe-t-il du côté de l’Europe spatiale ?
Pour comprendre la crise actuelle, il faut d’abord comprendre de quoi on parle exactement. L'Agence spatiale européenne joue un rôle central dans la coordination et la promotion des activités spatiales en Europe depuis sa création en 1975. Elle mène une variété de programmes spatiaux couvrant des domaines tels que l'observation de la Terre, la navigation, la science spatiale, les vols habités et l'exploration spatiale. Certains des projets les plus connus de l'ESA incluent le système de navigation Galileo, le télescope spatial Hubble, le rover ExoMars, ou encore la mission Rosetta. En plus de l’Agence, l'Europe dispose d'une industrie spatiale dynamique avec de nombreuses entreprises et organismes de recherche impliqués dans la conception, la fabrication et le lancement de satellites, de fusées et d'autres équipements spatiaux, notamment en France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni. La crise actuelle porte sur un sujet très précis : le lanceur Ariane 6.
Qu’est-ce qui pose problème exactement ?
L'une des principales motivations derrière le développement d'Ariane 6 en 2014 était de réduire les coûts de lancement, ce qui permettrait de rendre les services de lancement européens plus compétitifs sur le marché mondial. L’objectif était de pouvoir concurrencer notamment SpaceX, le programme de l’américain Elon Musk. Presque 10 ans plus tard, on constate que les objectifs sont loin d’être atteints : non seulement Elon Musk continue de dominer le marché des lanceurs, mais les Européens sont obligés de s’appuyer sur ses Falcon 9 pour lancer en 2024, 4 satellites de géolocalisation Galileo, pour la modique somme de 180 millions d’euros... Pire, après les échecs récents de la fusée Vega-C et les retards sur la fusée Ariane 6, l’Europe n’a désormais plus d’accès autonome à l’espace. Elle est donc totalement dépendante d’acteurs non européens pour sa politique spatiale.
Comment en est-on arrivés là ?
Il y a eu beaucoup de retard, une grosse lourdeur administrative, des difficultés techniques, et puis des tensions entre les principaux États qui financent le programme Ariane, la France et l’Allemagne. Le problème c’est qu’à la base, c’était un programme qui devait être économique, à moindre coût. Or, les coûts ont littéralement explosé et il faudrait encore investir plus de 300 millions d’euros par an pour faire aboutir le projet. Les Allemands ont fait savoir qu’ils ne comptaient pas continuer à assumer les dépassements de coûts. D’autant que depuis 2014, l’Allemagne s’est beaucoup renforcée dans le domaine spatial, elle est en pointe avec notamment des entreprises du New Space qui prévoient des lancements dès 2024. La France a aussi ses propres projets mais ils sont pour l’instant moins aboutis, ce qui donne un avantage concurrentiel aux Allemands. Donc aujourd’hui, les Allemands ne voient plus autant l’intérêt de poursuivre un projet très couteux et très lourd dans sa gouvernance. Ils ont désormais une vraie volonté d’autonomie dans le domaine spatial.
Et en quoi est-ce problématique selon vous ?
Ça ne l’est pas en soi puisque l’important c’est que des initiatives européennes émergent, se multiplient et que les acteurs du spatial puissent faire appel à des technologies européennes et non américaines, russes ou chinoises. Mais le risque c’est la dispersion des moyens et donc l’incapacité potentielle à concurrencer le marché mondial, notamment les grandes entreprises comme celle du milliardaire américain Elon Musk. La stratégie spatiale européenne telle qu’elle a été présentée par la Commission il y a quelques mois est très ambitieuse mais elle nécessite une réelle coordination des Européens, notamment dans son volet sur la défense et la sécurité spatiale. Par exemple, le programme de constellation de satellite IRIS qui est en cours de développement ne peut pas reposer sur Space X. C’est une question de bon sens et surtout de souveraineté.
Quelles sont les solutions avancées pour sortir de cette crise du spatial en Europe ?
La sortie de crise repose beaucoup, voire essentiellement, sur un compromis à trouver entre la France et l’Allemagne sur le projet Ariane 6 et les futurs projets liés au spatial européen. La France a conscience de la lourdeur des process et est favorable à un assouplissement. Mais ce ne sera pas suffisant. Il faut revoir complètement la manière de mener des projets de grande envergure, sur du temps long, à plusieurs, en synergie. Parce qu’il n’y a pas que pour Ariane que la coopération fait défaut. On pense notamment au projet du SCAF, le système de combat aérien du futur à horizon 2040, porté par la France, l’Allemagne et l’Espagne. Beaucoup estiment qu’il ne verra jamais le jour, à la fois en raison d’un manque de volonté politique outre-Rhin, mais aussi en raison d’une compétition entre les industriels et d’une bataille autour du partage des brevets et de la connaissance technologie. Donc pour l’instant, on n’a pas encore trouvé le moyen optimal de mettre en place des projets communs, avec une gouvernance intergouvernementale. Or, c’est là que se situe la clé de notre souveraineté et de notre autonomie stratégique, aussi bien dans le domaine du spatial, que de la défense ou de l’industrie en général.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.