Cette semaine, nous retrouvons Marie-Sixte Imbert, directrice des opérations de l’Institut Open Diplomacy, pour sa chronique “Relations franco-allemandes”.
Alors qu’en France nous sommes en pleine campagne présidentielle, la justice allemande a confirmé la mise sous surveillance du principal parti d’extrême-droite en Allemagne. Pourquoi cette décision est-elle toute particulière ?
Oui, le 8 mars dernier, la justice allemande a autorisé l’Office de protection de la Constitution (ce sont les services de renseignement intérieur allemands) à surveiller l’Alternative pour l’Allemagne, Alternative für Deutschland ou AfD. Le tribunal a estimé qu’il existe “suffisamment d’indices réels de tendances anticonstitutionnelles au sein du parti”.
Cette surveillance pour l’ensemble du parti, avec notamment des écoutes, c’est une première pour un parti représenté au Bundestag. La question se posait en réalité depuis un moment. Les services de renseignement avaient fini par placer l’AfD parmi les “cas suspects” en mars 2021, avant les élections législatives. Une décision que l’AfD avait dans un premier temps réussi à faire suspendre.
Quel est donc le poids de l’extrême-droite en Allemagne ?
Elle ne s’y limite pas à l’AfD : il existe depuis des décennies une mouvance, ou nébuleuse radicale. Notamment avec le NPD, parti national-démocrate d’Allemagne, souvent menacé de dissolution. Mais le seul mouvement à s'être imposé, c’est l’AfD.
Le parti est surtout implanté dans l’ancienne RDA. Elle ne se voyait aucune filiation - et donc aucune responsabilité - avec le passé de l’Allemagne, mais en accusait la RFA. L’AfD a prospéré sur les décombres du système économique et social de la RDA. Car il assurait un avenir certes médiocre mais prévisible, et a laissé place à une grande incertitude, même trente ans plus tard.
L’AfD est aussi présente à l’Ouest.
Oui, notamment en Bavière, traditionnellement plus à droite, conservatrice, qui compte nombre d’associations de déplacés des territoires de l’Est perdus en 1945 - on peut voir ici une parenté avec le vote Rassemblement national en PACA. L’AfD est aussi présente dans les régions d’industries traditionnelles en crise depuis 1973 - une parenté avec le vote RN dans le Nord cette fois-ci.
Si l’AfD présente des ressemblances avec le RN, il partage un thème avec Eric Zemmour : c’est la hantise de l’immigration. Le parti est né en 2013 de la contestation de la gestion de la crise grecque. Il était anti-euro, libéral en économie et conservateur. A l’aune de la crise des migrants en 2015, il est devenu anti-européen, anti-immigration, anti-islam, et a grandi.
Des éléments de comparaison, donc, entre l’extrême-droite en France et en Allemagne. La trajectoire politique de ces partis converge-t-elle ?
Au sein du Parlement européen, RN et AfD font partie du même groupe politique, “Identité et démocratie”, depuis 2019. Au-delà, le RN est né en France de l’organisation d’une extrême-droite diverse et divisée lors des années 1980. Notamment depuis 2017, il cherche à se démarquer de cet héritage. Il entend incarner un vote protestataire, celui des exclus du système. Et à l’aune de cette stratégie de “dédiabolisation”, il porte une attention marquée aux enjeux sociaux.
Au contraire, l’AfD a grandi en se droitisant, en rassemblant les mécontents et les exclus. Elle veut sortir de l’UE, et semble parcourir le chemin inverse du RN. Elle se radicalise, ses membres les plus extrêmes, nationaux-identitaires et fort complaisants pour le passé nazi, gagnent en influence, notamment à l’Est.
Y a-t-il des points de rassemblement ?
Comme le RN, le parti influe sur le débat public, et fait tomber des tabous. Et comme les Républicains en France, la CDU-CSU, la droite chrétienne-conservatrice, certains de ses membres en tous cas, peuvent être tentés par une droitisation en réponse au succès de l’AfD dans les urnes.
Finalement, la crise sanitaire a jeté une lumière crue sur les dérives conspirationnistes du parti, et sa proximité avec des milieux néo-nazis. Il est proche du mouvement des “Querdenker”, nom qu’on peut traduire par “libres penseurs”, ces opposants farouches à la stratégie du gouvernement fédéral.
Et de manière plus générale, la mouvance d’extrême-droite se montre plus organisée et violente qu’attendu, avec des attentats et même l’assassinat d’un préfet. En 2020 un commando des forces spéciales de la Bundeswehr, l’armée de terre, a par ailleurs été dissous, car infiltré par l’extrême-droite.
On parle souvent de “conscience historique” en Allemagne, où l’arrivée de l’AfD en 2017 au Bundestag a constitué un véritable choc. Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’Allemagne a longtemps été considérée en Europe comme épargnée par la montée de l’extrême-droite. 2017 a dès lors constitué un choc, avec l’entrée de l’AfD au Bundestag. Le parti était en réalité déjà présent au niveau régional, mais son score de 12,7 % lui a permis d’obtenir 93 sièges au Bundestag. Car en Allemagne, le scrutin est proportionnel plurinominal, et le nombre de sièges reflète précisément les suffrages. L’AfD est ainsi devenu le troisième parti et premier parti d’opposition. Un choc qui a aussi pu être analysé comme une forme de normalisation pour l’Allemagne en Europe.
Lors des dernières élections fédérales, en 2021, le parti a perdu un million de voix, à 10,5 %, et a chuté à la cinquième place. Son score global est plus faible que celui de l’extrême-droite en France, mais le parti continue à s’implanter à l’Est, et à influencer le débat public.
La décision de l’Office de protection de la Constitution vient ainsi rappeler une règle fondamentale, non écrite, en Allemagne : on ne pactise jamais avec l’extrême-droite. Culture et volonté de consensus politique, oui, mais dans les bornes de la démocratie.
Marie-Sixte Imbert au micro de Laurence Aubron