Chaque semaine sur euradio, Marie-Sixte Imbert, consultante en affaires publiques et relations européennes, Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, décrypte les relations franco-allemandes et la politique intérieure de l'Allemagne.
Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Deux ans plus tard, où en sommes-nous ?
La situation reste très complexe en Ukraine : la contre-offensive ukrainienne semble dans l’impasse, les combats continuent, et le monde continue de regarder ce conflit de manière divisée. L’Europe et les Etats-Unis soutiennent l’Ukraine, d’un point de vue humanitaire, mais aussi diplomatique, budgétaire et militaire - une véritable première pour les Européens, qui ont acheté des armes pour les donner à un pays en guerre. Une première également pour l’Allemagne, où le pacifisme est si puissant au sein de l’opinion publique.
La position allemande a-t-elle fondamentalement changé en deux ans ?
Berlin a abandonné sa philosophie du “Wandeln durch handeln”, de la diplomatie commerciale comme source d’évolution politique des pays tiers, et a fait sa “Zeitenwende”. A “changement d’époque”, changement de politique : l’Allemagne a augmenté ses dépenses de défense afin de moderniser ses équipements (qui en avaient d’ailleurs grandement besoin) et soutenir l’Ukraine. L’Allemagne va également pour la première fois en 2024 consacrer 2 % de son PIB à la défense, et donc respecter ses engagements dans le cadre de l’Otan, à quelques mois de l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 dans laquelle Donald Trump paraît, à nouveau, remettre en cause les bases et l’existence même de l’Otan.
Pour résumer, la position allemande a bien changé, et notamment celle des Verts, traditionnellement très pacifistes. Le soutien à l’Ukraine est devenu une priorité. Il reste que ces changements sont lents à se traduire en réalités concrètes, qu’ils ne sont pas exempts de polémiques sur la concrétisation de l’effort, sur la possibilité ou non de faire plus, de discussions, et d’oppositions, notamment dans une période de difficultés économiques.
Quel est l’état d’esprit en cet hiver 2024 en Allemagne face à la guerre en Ukraine ?
Il reste la détermination à soutenir l’Ukraine, maintes fois rappelée comme en France et à travers l’Europe, mais aussi, sans doute, une gravité nouvelle. On se souvient des tensions entre Européens sur la question du soutien financier à l’Ukraine, lorsqu’il a fallu en décembre 2023 que le chancelier Olaf Scholz propose au Premier Ministre hongrois Viktor Orban d’aller prendre un café, et donc de quitter la pièce, pour que le Conseil européen puisse se mettre d’accord sur 50 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine, confirmés début février.
Autre chose a changé : c’est la sensibilité accrue aux menaces contre la démocratie que peuvent représenter un certain nombre de cyberattaques ou polémiques dont la Russie peut en partie être estimée responsable, à la suite des attaques du Hamas en Israël le 7 octobre, ou avant les élections européennes du 9 juin.
Autre chose a également changé : la France et l'Allemagne paraissent plus enclines à considérer que soutenir l’Ukraine, c’est aussi protéger l’Europe. La Pologne et les Etats baltes notamment sont des fers de lance de cette vision depuis deux ans, après avoir longuement alerté sur les menaces que pouvaient représenter la Russie de Vladimir Poutine. Ces pays d’Europe centrale et orientale se montraient d’ailleurs assez critiques de Berlin et de Paris, qui avaient pu paraître trop modérés dans leur critiques du Kremlin et dans leur soutien à Kiyv.
Vous pensez certainement aux accords bilatéraux de sécurité, signés respectivement par Berlin et Paris avec l’Ukraine, le 16 février 2024 ?
Oui, à ces accords, et aux discours qui ont accompagné leur signature. De la part du président français, comme du chancelier Scholz lors de la conférence sur la sécurité à Munich le 17 février : “La menace russe est réelle. C’est pourquoi notre capacité de dissuasion et de défense doit être crédible et le rester”. La réaction du ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, à Munich le 17 févrie,r n’est pas sans fondement : “Les élites politiques [...] sont maintenant enfin conscientes du niveau de la menace que représente la Russie. Mais cette prise de conscience n’a pas encore atteint les électeurs de ces pays”. Sur le fond, ces accords entérinent un soutien civil et militaire accru dans la durée - en 2024, 3 milliards d’euros supplémentaires pour la France, près de 8 pour l’Allemagne.
Plus largement, de nouvelles questions se posent, comme celle de la défense nucléaire - nous en reparlerons. Pour finir, citons le Vice-chancelier Robert Habeck, un Vert dont les propos lors de la conférence de Munich 2024 illustrent le changement de cap radical parmi les responsables politiques à Berlin : “beaucoup ont voulu croire que le “changement d’époque” dont on a parlé en février 2022 ne serait qu’une parenthèse qui finirait par se refermer”, “nous devons revoir ce que nous avons pensé pendant plus de trente ans en voulant croire à la paix éternelle. Maintenant, il faut que nous agissions et que nous passions vraiment à la vitesse supérieure”.