Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
2023 a déjà donné lieu à de nombreux débats sur la Constitution et le fonctionnement de nos institutions, notamment à l’aune de la réforme des retraites. Pour certains, notre Constitution serait obsolète - elle a pourtant près de 10 ans de moins que la Loi fondamentale dont les Allemands ont fêté le 23 mai l’anniversaire de l’entrée en vigueur. Et cette Loi fondamentale est bien moins critiquée. Nous en avions parlé l’année dernière, mais reposons cette question à l'aune de l'actualité : pourquoi ?
Le rapport au texte fondateur prend à Paris et à Berlin des formes différentes. La France accepte beaucoup plus volontiers des adaptations, des évolutions - et d’aucuns appellent d’ailleurs même à fonder une sixième République. En Allemagne, le texte de 1949 a évolué en douceur, avec beaucoup de précautions - et malgré l'extrême-droite de l’AfD, personne n’appelle véritablement à la création d’une nouvelle république. La dernière révision constitutionnelle faite par nos voisins est celle de 2022, pour créer le fameux fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros pour la défense - une mesure qui faisait l’objet d’un large consensus.
Plus généralement, en Allemagne, une fois qu’un accord a été obtenu, il est plus volontiers considéré comme définitif - et durable. Les négociations revêtent ainsi une importance particulière. Par exemple, la loi impose de négocier - et de vraiment chercher un accord - au patronat et aux syndicats, tandis que le scrutin proportionnel impose bien souvent aux partis politiques de conclure des contrats de coalition pour pouvoir gouverner. Une fois l’accord conclu, chacun doit s’y tenir et la marge de manœuvre est étroite.
Pourquoi la constitution en Allemagne est-elle appelée “Loi fondamentale” ?
C’est dû à son caractère longtemps provisoire. Le conseil parlementaire qui a rédigé la “Loi fondamentale”, la “Grundgesetz” en 1948-1949 voulait éviter de graver dans le marbre la partition de l’Allemagne en deux. Et il voulait au contraire laisser la porte ouverte à la réunification - une possibilité qui a d’ailleurs inscrite noir sur blanc.
En 1990, la RFA n’a pourtant pas disparu, car elle a intégré les territoires de la RDA : le texte de la Loi fondamentale a ainsi perduré, nonobstant quelques modifications - dont notamment la suppression de la possibilité d’intégrer de nouveaux territoires, ce qui a fixé définitivement les frontières. Le texte a perduré, et le nom de “Loi fondamentale” est resté.
Cette Loi fondamentale est donc née dans un contexte très particulier, celui de l’immédiat après-guerre : est-elle uniquement le fruit de ce contexte historique très particulier ?
Le texte a été adopté le 8 mai 1949, 4 ans jour pour jour après la capitulation sans conditions de l’Allemagne nazie. En 1949, l’Allemagne renaît en tant qu’État sur des fondements démocratiques. A l’évidence, il s’agissait alors d’écrire une nouvelle page, en tirant les enseignements de la République de Weimar et de son instabilité, comme de la période nazie. Une attention toute particulière a ainsi été portée aux libertés et aux droits fondamentaux. Par ailleurs, le texte a été adopté sous l’étroit contrôle des alliés occidentaux - la France en particulier était encore obsédée par le risque d’une renaissance d’un danger allemand.
Mais cette Loi fondamentale s’appuie également sur une tradition plus lointaine - il ne faut pas oublier que l’Allemagne n’a été unifiée qu’en 1871. Le conseil parlementaire a voulu placer les Länder au cœur du système politique : dans une Allemagne où les cultures, les dialectes et accents locaux sont toujours très vivaces, le caractère fédéral de la Loi fondamentale était essentiel.
Qu’est-ce que cette Loi fondamentale représente donc en Allemagne aujourd'hui ?
Elle fonde l’État, fait partie de l’identité et constitue un véritable lieu de mémoire. C’est d’ailleurs en Allemagne qu’a été inventé le concept de “patriotisme constitutionnel”, développé notamment par Jürgen Habermas. C’est une forme particulière de reconnaissance et d’appréciation de ce texte comme fondement de l’État. Le terme de patriotisme pose problème en Allemagne depuis 1945 : il n’est plus possible de le fonder sur l’idée de nation ou de peuple, mais il se fonde sur des valeurs politiques, et s’incarne dans un texte juridique fondamental qui promeut les libertés et droits fondamentaux, la démocratie, l’État de droit, l’État social.
Quel est le poids du droit et de la loi en Allemagne ?
On me demandait encore récemment pourquoi j’insiste sur ce point, mais ce rapport au droit et à la loi est tout particulier en Allemagne. Et le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, chargé de vérifier le respect de la Loi fondamentale, a largement contribué à la stabilité et au respect que ce texte juridique inspire. Le Tribunal vérifie le respect des droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs et règle les contentieux qui peuvent émerger entre le droit élaboré par les Länder et celui adopté à l’échelon fédéral. La soumission à la règle de droit est un principe que nul ne peut discuter sous peine de se disqualifier.
La constitution allemande est donc un texte fondamental à Berlin, mais est-ce vrai pour toute l’Allemagne ?
Oui, l’ex-Allemagne de l’Est s’est appropriée ce texte à partir de 1990 et de son intégration à l’Ouest. Les regards sont souvent plus critiques à l’Est sur le fonctionnement de la démocratie, la confiance envers les institutions est plus faible, et les fractures, économiques, culturelles, comme politiques, sont encore nombreuses. Il n’empêche que la Loi fondamentale rassemble toute l’Allemagne.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.