Cette semaine, nous retrouvons Marie-Sixte Imbert, directrice des opérations de l’Institut Open Diplomacy, pour sa chronique “Relations franco-allemandes”.
Cette semaine, c’est la visite annoncée du patron des chrétiens-démocrates à Kiev. Une première pour un responsable politique allemand depuis le début de la guerre en Ukraine.
Oui, et c’est d’autant plus marquant que Friedrich Merz préside depuis mi-février le groupe parlementaire de la CDU-CSU, la principale opposition. D’autres députés, présidents de commission y sont depuis allés. Mais aucun responsable gouvernemental depuis le 24 février. C’est d’autant plus marquant que le président fédéral lui-même devait se rendre à Kiev mi-avril, mais qu’il a dû y renoncer, faute d’y être le bienvenu. Le président polonais, Andrzej Duda, lui avait proposé de se joindre à son déplacement avec les présidents des trois pays baltes.
C’est exceptionnel comme situation.
Un camouflet “brutal” pour l’Allemagne, selon Thomas Wieder, le correspondant du Monde à Berlin. Voire contre-productif.
Pourquoi une telle décision de la part de l’Ukraine ?
En raison à la fois de la position de l’Allemagne, et du parcours même du président fédéral. Dans le premier cas, la priorité donnée de longue date aux enjeux économiques, la frilosité à assumer des responsabilités géopolitiques à la hauteur du poids économique, notamment vis-à-vis de la Russie, a posé problème. A plus court terme, ce sont les hésitations et la frilosité qui ont cristallisé les tensions. Ce sont des hésitations quant aux livraisons d’armes à l’Ukraine cet hiver, puis quant aux sanctions contre la Russie après la reconnaissance unilatérale de l’indépendance des régions séparatistes ukrainiennes, puis après l’invasion elle-même.
En janvier, il a d’ailleurs fallu un voyage à Washington du nouveau chancelier fédéral, Olaf Scholz, puis le 27 février son fameux discours sur le “Zeitenwende”, le “changement d’époque”, avec le soutien allemand aux sanctions, l’annonce de livraisons d’armes à l’Ukraine, de la modernisation de l’armée allemande et de la réduction de la dépendance énergétique envers la Russie, pour lever les incertitudes sur la force des engagements allemands. L’Allemagne en était même venue à être considérée comme un maillon faible face à la Russie.
La décision de Kiev était également liée à la personnalité du président fédéral lui-même. Pourquoi ?
Frank-Walter Steinmeier a, précisément, longtemps incarné ce positionnement allemand : l’économie mise au cœur des relations internationales. Il est président fédéral depuis 2017. Mais au préalable, ce social-démocrate a dirigé la chancellerie fédérale sous Gerhard Schröder de 1998 à 2005, puis il a été ministre des Affaires étrangères de 2005 à 2009 puis de 2013 à 2017, au sein de la Grande Coalition avec la CDU-CSU. Il est ainsi, depuis longtemps, considéré comme un “Putin-Versteher”, “ceux qui comprennent Poutine”.
Pourtant, Frank-Walter Steinmeier a expliqué s’être “trompé”. Il a dit le 4 avril à la télévision : “Je ne pensais pas que Poutine conduirait son pays à la ruine économique, politique et morale au nom de sa folie impériale. Comme d’autres, je me suis mépris”. A la différence d’Angela Merkel, qui ne s’est pas exprimée sur le sujet depuis son départ de la Chancellerie en décembre.
Qu’attend désormais l’Ukraine de l’Allemagne ?
Un soutien renforcé et accéléré dans tous les domaines. L’accélération des livraisons d’armes, alors que les stocks de la Bundeswehr pour cela sont vides selon la Ministre allemande de la Défense. Mais également un engagement ferme en faveur de sanctions européennes renforcées. Dont un embargo, à date en discussion, sur le pétrole et le gaz russes. La France, notamment, propose d’avancer : l’Allemagne y est désormais favorable pour le pétrole - en revanche la Hongrie a annoncé vouloir s’opposer à de potentielles sanctions énergétiques. Et l’Ukraine attend aussi un soutien à sa demande d’adhésion : la France et l’Allemagne notamment se montraient, semble-t-il, plutôt réservées.
L’Ukraine a certainement voulu envoyer un message politique à l’Allemagne : il a été entendu. Mais il reste que le tournant stratégique met du temps à produire tous ses effets. Ce que l’annonce de la visite de Friedrich Merz met en lumière. Au demeurant, au-delà du discours, ce n’est véritablement que dans les faits, dans la volonté continue et réaffirmée que ce tournant prendra toute ses dimensions.
Il y a quelques mois encore, on s’inquiétait du vide après son départ. Aujourd’hui, le regard est plus critique. Le sujet est loin d’être clos, nous en reparlerons certainement ensemble.
Il y a quelques mois encore, on s’inquiétait du vide après son départ. Aujourd’hui, le regard est plus critique. Le sujet est loin d’être clos, nous en reparlerons certainement ensemble.
Nous parlions en introduction de la visite annoncée à Kiev du chef du principal groupe parlementaire d’opposition. Quelle est la situation politique en Allemagne sur cette question de l’Ukraine et de la Russie ?
La grande majorité des responsables politiques soutient l’engagement allemand, avec un accord de la population. Mais l’union reste difficile. Et au sein de la coalition “feu tricolore”, de manière paradoxale, ce sont les Verts, de tradition pacifiste, qui sont les plus engagés. Tandis que les libéraux ont accepté des dépenses supplémentaires. Et que les sociaux-démocrates restent gênés par leur bilan, ainsi que par ce qui semble être, ou de la prudence, ou des hésitations de la part d’Olaf Scholz. Un Chancelier d’ailleurs peu charismatique : il y a quelques semaines, le #MaisOùEstOlaf était même en tête de gondole sur Twitter. Quant à la CDU-CSU, n’oublions pas qu’elle joue sa propre partition : elle cherche à s’opposer à l’adoption du texte sur l’inscription dans la Loi fondamentale de l’augmentation du budget de la défense, au motif que ses dispositions seraient trop larges, rappelait la chercheuse Gesine Weber du German Marshall Fund.
Le prochain débat au Bundestag sur ce projet de texte aura lieu le 20 mai. Pour l’Allemagne, c’est pas après pas que le chemin de la responsabilité stratégique se construit.
Marie-Sixte Imbert au micro de Laurence Aubron