Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Nous parlions récemment de gravité nouvelle de la part de la France et de l’Allemagne. Une gravité nouvelle qui n’empêche pas les différends.
Oui, les relations sont complexes entre la France et l’Allemagne. S’il fallait donner des dates, ce serait environ depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition menée par Olaf Scholz fin 2021, une coalition constituée après de laborieuses négociations entre des formations politiques à l’ADN profondément différent, et depuis l’invasion russe en Ukraine en février 2022, dans la mesure où cette dernière a rendu plus urgentes encore les questions de souveraineté européenne, d’autonomie énergétique vis-à-vis de la Russie, et plus largement de transition environnementale et d’évolution de nos modèles économiques - comme celle du lien avec l’Otan et l’allié américain.
La tendance au cavalier seul du président français, face à ses partenaires comme à ses propres services diplomatiques, et la lenteur d’un chancelier allemand au style sévère, englué dans les bisbilles de sa coalition, n’ont rien arrangé. Les relations franco-allemandes sont donc complexes, certains soulignant régulièrement sa “crise” : dernièrement, le journal allemand Bild parlait de “dangereuse ère glaciaire”. Tout un programme.
Après une série de différends franco-allemands ces derniers temps, sur l’énergie, la défense, l’économie... n’a-t-on pas franchi un seuil ?
Sur l’Ukraine à l’évidence. A la suite de la conférence de soutien à l’Ukraine organisée par la France le 26 février 2024, l’opposition semble frontale. A la question de l’envoi éventuel de troupes occidentales en Ukraine, le président français a ainsi répondu qu’en dynamique, rien ne doit être exclu”. La phrase a été beaucoup commentée, entre ambiguïté stratégique, affirmation de la volonté de soutenir pleinement l’Ukraine (ce qui est certainement nécessaire face à la Russie de Vladimir Poutine), possibilité ou non d’envoyer des troupes (ce qu’Olaf Scholz a réfuté sèchement à trois reprises depuis) ou des soutiens.
Cela a aussi pu être compris comme une critique de l’Allemagne, qui a longuement hésité à livrer des armes offensives, lourdes à l’Ukraine. En janvier 2022, après de longues hésitations, l’Allemagne avait par exemple livré notamment des casques, faisant dire au maire de Kyiv que la fois d’après, les Allemands pouvaient livrer des oreillers. On se souvient également des interminables débats sur les chars Léopard, dont la livraison a finalement été actée en janvier 2023, ou des débats toujours en cours sur les missiles Taurus.
Le climat est donc lourd, à la hauteur des enjeux du moment.
Sans doute. Le ministre français des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, a eu beau affirmer le 2 mars, dans un entretien au Monde, qu'il n'y a pas de clash franco-allemand, nous sommes d'accord sur 80 % des sujets”, les 20 % restants pèsent lourd. Il est vrai
que la force de la relation franco-allemande est d’arriver à se parler, régulièrement, à tous niveaux, et de se mettre d’accord sur nos désaccords. A contrario, il faut tout de même bien reconnaître que ces 20 % portent sur des sujets lourds, notamment la forme de l’aide à
l’Ukraine alors que nos deux pays ont des “degrés d’engagements différents”. Par exemple, sur les missiles longue portée, la France a envoyé des Scalp, tandis que Berlin se déchire encore sur la question des Taurus. Le fait que la coalition affiche ses désaccords et difficultés internes sur de nombreux sujets ne facilite sans doute pas la perception d’une unité, mais c’est aussi la force des démocraties que de respecter la diversité des positions, et le temps de la prise de décision.
Sommes-nous donc à un tournant pour l’Ukraine et pour l’Europe ?
Deux ans de guerre, avec de nombreuses questions, sur la capacité de l’Ukraine - plus que de la Russie ? - à tenir, sur le maintien du soutien et de l’aide des Européens, comme des Etats-Unis à quelques mois de la présidentielle de novembre 2024.
On ne peut être sûr de ce que ferait un Donald Trump réélu, mais l’hypothèse de son désengagement ne peut être écartée. Vladimir Poutine, lui, paraît savoir ce qu’il veut. L’Europe doit donc à la fois déterminer rapidement ce qu’elle veut faire, et se doter rapidement des moyens d’agir en conséquence - ce qui explique l’intensité des
débats actuels. Les élections du 9 juin vont aussi modifier les dynamiques politiques au sein notamment du Parlement européen pour les 5 années à venir. Ce qui me frappe, c’est combien en deux ans le positionnement allemand a changé, on en parlait récemment encore. Un exemple : Katarina Barley, tête de liste du Parti social-démocrate pour les élections européennes, a proposé le 13 février de créer un arsenal nucléaire européen, sur fond d’inquiétudes quant au parapluie américain.
Pourquoi ses propos ont-ils suscité un tel débat ?
Au sein de l’Union européenne, seule la France est une puissance nucléaire autonome. D’autres pays comme l’Allemagne se reposent sur les Etats-Unis. Il n’y a longtemps eu en Allemagne aucun intérêt, aucune nécessité à remettre en question la culture de la retenue adoptée après-guerre, au sein d’une population très pacifiste. Je me souviens, il y a quelques années, d’une discussion avec de jeunes Allemands, qui ne comprenaient tout simplement
pas que la France soit une puissance nucléaire. Le fait que cette question précisément soit posée en Allemagne, dans un contexte électoral, et débattue vivement, certes avec des critiques acerbes sur le fond comme sur la forme (quelle structure de commandement, etc.) est, je trouve, intéressant et symptomatique de l’évolution en cours en Allemagne.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.