Chaque mois, retrouvez Pierre Maus dans l’émission Colonne Verbale, une sélection musicale douée de parole. Réalités infimes et fictions dérisoires s’entremêlent à des morceaux oscillant entre electro, groove et jazz.
Tracklist
BADBADNOTGOOD – Speaking Gently
Janko Nilovic & The Soul Surfers – Maze of Sounds
Maston – Swans
The Pro-Teens – Slow Fast
El Michels Affair – Masterclass
Makaya McCraven – Sunset
L'Orage – Diavolezza
James Francies – 713
Fizzy Veins – Secret Tripping
L'Eclair – Timbacrack
Trees Speak – Knowing
Glass Beams – Mirage
Dunkelziffer – S.O. 36
Jaga Jazzist – One Armed Bandit
On s’en souvient, les années 2020 furent marquées par la COVID-19.
Parmi les bouleversements que connurent alors les sociétés occidentales : le choc du confinement et, même si l’on peut considérer cela comme mineur, la disparition des routines.
Plus tard, la vie d’avant reprit son cours dans le monde d’après - à moins que ce ne soit l’inverse : chacun a retrouvé son quotidien ou en a réinitié un nouveau, celui-ci devant toutefois être remis entre parenthèses en cas de contamination individuelle.
A la différence du lock-down général, l’isolement a pour caractéristique de suspendre le train-train d’un individu alors même que son environnement évolue dans des conditions normales.
Les développements à suivre constituent le témoignage d’une personne qui a souhaité rendre compte de cet isolement si spécifique, en passant son confinement aux fenêtres de son appartement, à observer le quotidien se dérouler en son absence.
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Deux clients emmitouflés dans des manteaux à capuche bordée de fourrure sont assis côte à côte en terrasse du Ronsard, à l’abri du store banne jaune et jauni. Jambes croisées, figés dans l’observation de la rue en face d’eux, il est impossible à cette distance de discerner d’éventuels mouvements de lèvres. Impossible également d’entendre le son des enceintes hifi derrière le bar qui, par expérience, doivent diffuser cette obscure webradio spécialisée dans le raï auto-tuné.
La situation apparaît démesurément longue au regard de leurs consommations, deux simples tasses à expresso.
Est-il possible que pour ces deux hommes, le temps soit une ressource inépuisable ?
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La fenêtre de la salle de bain donne sur des toits en contrebas. Deux chats s’y accouplent selon les codes de l’espèce c’est-à-dire dans la contrainte et la violence. A moins d’un mètre, trois autres chats observent la scène : deux sont allongés les pâtes rentrées sous le corps, l’autre est assis droit sa queue enroulée autour de lui.
Étrange sensation d’assister en voyeur à une scène honteuse et révoltante.
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Deux agents de police municipale arpentent le côté pair de la rue. Ils s’approchent des parebrises, reculent pour voir des plaques d’immatriculation, reviennent parfois au parebrise en manipulant un écran.
Depuis la fenêtre de l’appartement, la verbalisation des véhicules en défaut de stationnement semble une pratique soumise elle aussi aux gestes barrières.
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Un couple de personnes âgées progresse sur le trottoir. Ils ne marchent pas lentement, pourtant leur rythme est, sans nul doute possible, celui du grand âge.
Par habitude sans doute, l’homme se tient légèrement en tête, mais la manière dont la femme donne le bras à son mari suggère que c’est elle qui mène la marche.
Cette manière de déambuler est le produit d’une vie d’expériences partagées et d’ajustements imperceptibles apportés sans cesse à leur relation.
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La sonnerie de l’interphone retentit. C’est un livreur, qui apporte un colis. « Ah, eh bien la commande ne s’est finalement pas perdue dans la nature ». Déverrouillage de la porte d’entrée qui donne sur la rue Emile Ajar. Attente d’environ 4 minutes avant que ne résonne la sonnette de la porte d’entrée. Ouverture bras droit tendu, visage masqué par le coude gauche. « Merci, vous pouvez le poser sur le paillasson je ne veux pas vous contaminer. »
D’habitude les colis sont livrés pendant le boulot.
Voici un des rares suppléments d’interaction humaine qu’offre l’isolement.
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Dans un choc bruyant, un oiseau heurte la vitre de la salle de bain. L’oiseau semble avoir survécu, puisque sa dépouille ne repose pas sur le rebord de la fenêtre, ni au pied de l’immeuble dans la cour.
Si ça se trouve les oiseaux se projettent à pleine vitesse dans les fenêtres des humains en guise de rite initiatique.
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Juste en dessous une Peugeot 2008 noire quitte son stationnement. Au moment précis où ses roues sont braquées vers l’extérieur, une autre Peugeot 2008 noire s’arrête soudainement et met son clignotant pour signaler aux voitures derrière elle son intention de prendre la place une fois libérée.
Débutent alors une série de manœuvres nerveuses pour se faufiler dans l’espace vide. Vus d’en haut, les braquages et contrebraquages successifs semblent à la fois complexes et enfantins.
Si cette substitution d’un véhicule par un autre identique en une poignée de minutes était une manigance qui pourrait la déceler ?