Euronomics sur euradio est une émission du Centre de Politique Européenne, think-tank spécialisé dans l’étude des problématiques réglementaires, économiques et technologiques européennes, dont Victor Warhem, économiste de formation, est le représentant en France.
Victor Warhem, vous étiez cette semaine au « Tech Show Paris », grand rendez-vous annuel consacré aux nouvelles technologies à la Porte de Versailles. Vous avez remarqué quelque chose…
Oui, en me baladant dans les allées du salon, j’ai noté que toutes les discussions publiques portaient de près ou de loin sur l’IA… mais que seules 13 entreprises sur près de 300 y étaient pleinement consacrées ! Cet écart entre le discours et la réalité du terrain m’a frappé de plein fouet. L’IA est dans toutes les bouches, mais qui en tire véritablement les bénéfices économiques ? J’ai donc décidé de mener ma propre enquête pour faire un état des lieux du développement de l’IA en Europe.
Et qu’avez-vous trouvé ?
Pour commencer, j’ai voulu remonter à la racine de l’innovation, le capital-risque, qui permet aux startups d’avoir les fonds pour améliorer et diffuser leur innovation. Et selon le rapport annuel sur « l’état de la tech européenne » du fonds Atomico, publié la semaine dernière, les start-ups européennes ont levé 45 milliards d’euro en 2024. C’est un montant important comparé à une décennie plus tôt en Europe, mais cela reste à peu près quatre fois moins que les sommes investies aux Etats-Unis sur la même période. En effet, rien qu’au premier semestre 2024, les start-ups américaines ont levé près de 100 milliards d’euro.
Pour autant, 45 milliards d’euro, ça n’est pas rien, et on pourrait penser que les startups consacrées à l’IA seraient capables de trouver aisément les financements dont elles ont besoin.
Vous pensez donc qu’il y a autre chose, mais quoi, Victor Warhem ?
Alors, selon mon enquête, il y a effectivement plusieurs autres facteurs à prendre en compte. L’argent ne semble pas être le seul acteur déterminant : l’état d’esprit général, la réglementation, le coût de l’énergie, la fiscalité ou la taille de marché sont aussi des facteurs pour prédire le choix des entrepreneurs de développer leur startup en Europe ou, en général, aux Etats-Unis.
En effet, selon un entrepreneur français très actif sur les réseaux, la French Tech par exemple, a reçu près de 160 milliards d’euro en capital-risque et en subventions depuis sa création en 2013, pour une capitalisation totale de ses licornes « sur le papier » atteignant seulement 60 milliards d’euro. Aux Etats-Unis, les entrepreneurs français auraient durant le même lapse de temps bénéficié de seulement 17 milliards, pour une valorisation totale des licornes en résultant qui atteindrait aujourd’hui les 83 milliards d’euro, dont 65 milliards cotées à Wall Street.
Une très belle illustration du fait que l’argent ne fait pas tout. On comprend mieux pourquoi si peu de startups d’IA sont présentes au Tech show, beaucoup de talents ayant vraisemblablement fui aux Etats Unis.
Effectivement ! Voyez-vous autre chose ?
En plus de cet effet, il y a probablement aussi un phénomène de concentration des investissements – notamment en France – sur les plus grands acteurs, soutenus par les GAFAM et d’autres milliardaires, comme Mistral AI soutenu par Microsoft, le laboratoire Kyutai soutenu par Xavier Niel, Rodolphe Saadé et Eric Schmidt, ou encore les laboratoires de Meta ou de Google. Puisque la vague actuelle d’investissements dans l’IA concerne les grands modèles de langues – les fameux LLMs –, et que ces derniers sont très gourmands en ressources financières et énergétiques, il est logique que les acteurs les plus riches tirent leur épingle du jeu. Par ailleurs, l’IA générative étant une révolution transversale, beaucoup d’entreprises établies cherchent à évoluer en interne plutôt que de faire appel à des acteurs extérieurs pour gérer leur transformation.
Je résume : pour vous, il s’agit (1) d’un manque de capital-risque, (2) d’une fuite des talents aux Etats-Unis avant la création de leur startup, et (3) d’une concentration des investissements existants sur les grands acteurs et dans les entreprises établies. Comment remédier à cela ?
L’Europe peut être une réponse. Par exemple, Ursula von der Leyen évoquait de nouveau mercredi, après l’élection à une courte majorité de sa Commission par le Parlement européen, les « AI Factories » dont l’objectif est d’acheter en masse de la « compute » – c’est-à-dire des capacités de calcul, dont le GPU de NVIDIA est le meilleur représentant –, et ce afin de permettre à un écosystème européen d’innovation liée à l’IA de fleurir.
Néanmoins, sur le salon, j’entendais également le député français Philippe Latombe affirmer que la guerre de la compute était plus ou moins déjà perdue, et qu’il fallait repositionner le développement de l’IA sur du B2B, bref avoir des ambitions modestes.
Je crois malheureusement que, en l’état, si l’Europe ne tape pas du poing sur la table financièrement sur ce sujet, et ça sera probablement le cas, monsieur Latombe aura raison. L’effort européen doit donc chercher à développer ce type de marché B2B. Nous ne sommes qu’au début de la vague d’innovation et de nombreux marchés sont en effet à prendre dans ce secteur, notamment ceux qui viennent corriger totalement ou partiellement les défaillances des IA génératives comme les hallucinations, qui empêchent ces outils d’être fiables, ou le manque d’explicabilité des modèles. L’Europe a quand même fort à faire.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.