Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
On parle beaucoup depuis le début du conflit d’une possible neutralité ukrainienne. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
On peut considérer qu’un Etat neutre est un pays qui reste en dehors des conflits, qui renonce à utiliser la force armée hors de ses frontières, et qui n’adhère à aucune alliance ou pacte militaire.
Le droit de la neutralité a été codifié dans les Conventions de La Haye de 1907. Cela garantit en théorie l'inviolabilité de son territoire. Mais de la théorie à la pratique, il peut exister un fossé. La Belgique neutre a ainsi été attaquée par l’Allemagne en 1914. Et il existe non pas une mais des neutralités correspondant à des réalités historiques ou politiques variées.
Des pays ont, ainsi, fait de la neutralité la base de leur politique extérieure. On peut penser par exemple à la Suisse. Inversement, d’autres se sont vus imposer cette neutralité par un Etat fort ou un contexte international. C’est le cas de l’Autriche ou de la Finlande.
Précisément, il a beaucoup été question d’une possible finlandisation de l’Ukraine ces dernières semaines. Que recouvre cette expression ?
Cela fait allusion à la neutralité imposée par l’URSS à la Finlande en 1945. La Finlande faisait partie de la Russie impériale jusqu’en 1917. Elle s’allie à l’Allemagne pendant la Seconde guerre mondiale. Après la guerre, elle ne conserve son indépendance qu’avec ce statut qui la rend dépendante de la politique extérieure soviétique. Le mot "finlandisation" a une connotation négative, puisqu’il ne s’agit pas d’un choix politique libre de la part de la Finlande, mais d’une situation née de la contrainte et sous la menace. Aussi le terme de « finlandisation » est-il plutôt synonyme de neutralité obligée et de souveraineté limitée.
Ceci dit, les choses peuvent bouger, avec le temps. Après la disparition de l’URSS, la Finlande a adhéré à l’Union européenne, en 1995. Elle est demeurée neutre, tout en se rapprochant de l’OTAN avec laquelle elle collabore militairement. On a même récemment évoqué une possible candidature de la Finlande à l’OTAN.
L’autre modèle souvent cité, c’est l’Autriche ?
La neutralité autrichienne découle elle aussi à la fois de la Seconde guerre mondiale et du début de la guerre froide. L’Autriche est à la fin de la Seconde guerre occupée par les alliés, comme l’Allemagne. Le statut de neutralité lui est imposé en 1955 par les puissances occupantes. Le statut neutre de l'Autriche est inscrit dans sa loi constitutionnelle de 1955. L’Autriche s’y engage à renoncer à adhérer à toute alliance militaire et à accueillir toute base militaire étrangère sur son sol. Elle ne peut pas davantage envoyer des soldats sur un terrain de guerre, sauf en cas de mandat d'une organisation internationale.
La neutralité autrichienne a joué un rôle important durant la guerre froide. Alors que l’Allemagne était divisée, que la RFA entrait dans l’OTAN en 1954 et la RDA dans le Pacte de Varsovie en 1955, la neutralité permettait à l’Autriche de devenir un espace de rencontre entre les deux blocs. C’est là que Khrouchtchev serre la main de Kennedy en 1961, et Brejnev celle de Carter en 1979. L’Onu y a installé l’un de ses sièges, rejointe en cela par d’autres organisations internationales.
Mais, comme pour la Finlande, les choses ont évolué. Bien que neutre, l’Autriche s’est de plus en plus tournée vers l’Ouest. Elle a rejoint l’UE en 1995. Et, depuis 2009, elle participe à la sécurité et à la défense commune prévue par le traité de Lisbonne.
La Suède n’offre-t-elle pas encore un autre modèle de neutralité ?
La Suède est officiellement non alignée en temps de paix et vise la neutralité en temps de guerre. Cela lui a permis de rester à l’écart de toutes les guerres européennes et mondiales depuis plus de deux siècles. Mais ce principe n’est pas inscrit dans sa constitution comme pour l’Autriche. Et la position de la Suède a évolué. Elle est entrée dans l’UE en 1995. On parle de plus en plus d’une possible adhésion à l’OTAN, avec laquelle la Suède collabore militairement depuis les années 1990. Ajoutons que, depuis le début de la guerre en Ukraine, la Suède a décidé de livrer du matériel militaire aux Ukrainiens, notamment des lance-roquettes antichars. On est donc loin d’une stricte neutralité.
Alors, au bout du compte, est-ce une possible voie de sortie pour le conflit ukrainien ?
Essayons de voir les choses des deux côtés. L’Ukraine demande des garanties de sécurité absolues. Or, le statut de neutre, on l’a dit, n’a pas protégé la Belgique en 1914, par exemple. Et la notion même de finlandisation a une connotation négative, symbole de vassalisation, que refusera le pouvoir ukrainien.
Pour sa part, Moscou voudra une vraie neutralité ukrainienne. Moscou souhaiterait établir une zone tampon entre la Russie et l’OTAN, à l’image du « cordon sanitaire » mis en place autour des frontières françaises après le congrès de Vienne en 1815. Dans ce contexte, des neutralités à la Suédoise ou à l’Autrichienne, aujourd’hui très tournée vers l’Occident, ne répondront pas à son objectif.
La neutralisation de l’Ukraine peut donc constituer une possible voie de sortie du conflit. Mais il va falloir en négocier très précisément le contenu, pour que les uns et les autres y trouvent leur compte. Cela ne sera pas simple. Et l’on peut craindre qu’une possible neutralisation s’ajoute la création d’une zone tampon annexée par la Russie. C’est ce que semblent rechercher les Russes, sur le terrain.
Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron