Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
La question que vous posez pour cette chronique interpelle : comment penser « l’après » de la guerre en Ukraine, alors qu’elle n’est pas encore terminée et que beaucoup estiment que cela mettra encore des mois avant de trouver une issue au conflit ?
Oui ça peut paraitre prématuré d’imaginer le « monde d’après », avant de savoir comment va finir ce conflit et surtout qui va le remporter et à quel prix. Mais c’est pourtant indispensable puisque la guerre en Ukraine aura soulevé des questions presque existentielles pour l’Europe et si nous ne tentons pas d’anticiper dès maintenant les réponses que nous apporterons à ces questions, et bien nous serons très vite dépassés par les évènements, et cela aura des conséquences majeures sur les Européens.
Quelles sont ces grandes questions existentielles pour l’Europe que vous identifiez ?
Il y en a beaucoup mais on peut les regrouper en trois grandes questions. La première, c’est celle autour de l’architecture de sécurité collective de l’Europe : comment voulons-nous, et pouvons-nous nous protéger aujourd’hui et à l’avenir face à de nouveaux conflits ? La seconde question, elle concerne la problématique de l’autonomie stratégique de l’Europe : comment la construire ? sur quel périmètre ? et surtout, à quelle échéance ? Et enfin, le troisième ordre de questions, c’est celui autour de la reconfiguration géopolitique du monde : quelle place l’Europe voudra-t-elle et pourra-t-elle prendre dans ce nouvel ordre mondial qu’on voit déjà se dessiner ? Et aussi quelle place y tiendra la Russie ? Mais pour répondre à ce troisième enjeu, il faudra d’abord je pense avoir étudié les deux premiers de près.
Vous allez nous décrire chacune de ces grandes questions, mais d’abord, pouvez-vous nous dire si, d’après vous, il existe un consensus au niveau des États européens autour de ces grands enjeux ? En ont-ils tous conscience ?
On ne peut pas encore parler de consensus, mais au moins d’une prise de conscience collective. Elle avait déjà commencé avec la crise sanitaire qui a révélé les faiblesses des États européens et notamment leur dépendance vis-à-vis de pays tiers dans des tas de domaines et d’industries stratégiques. La question de l’autonomie et de la puissance commençait donc déjà à se poser. Avec la guerre en Ukraine, les choses sont encore plus frappantes : elle révèle à quel point nous n'étions pas préparés, à quel point nous n’avions pas anticipé un tel conflit, et à quel point notre dépendance à la Russie en matière d’importations de matières premières est importante. Lors du sommet de Versailles les États européens ont collectivement reconnu ce constat et cet état de fait. Maintenant, de là à obtenir un consensus sur les moyens à mettre en œuvre pour acquérir l’autonomie stratégique dont nous avons besoin, il y a encore du chemin.
Pouvez-vous revenir sur l’enjeu de la sécurité collective du continent ? Comment aborder cette question au niveau européen ? Et peut-on le faire dès maintenant, alors que le conflit est toujours en cours ?
Justement la question de la sécurité collective du continent européen illustre bien la différence qui existe entre prendre conscience d’un problème, et tomber d’accord sur les moyens de le résoudre. Avec la guerre en Ukraine, les Européens ont compris que leur sécurité n’était pas un acquis, que la guerre était toujours possible et que l’Europe pouvait encore avoir des rivaux, voire des ennemis qui lui veulent du mal. Mais maintenant, il faut s’interroger sur la nouvelle architecture de sécurité de l’Europe. Et là des tas de questions se posent et les États européens devront tôt ou tard (espérons tôt) y répondre : dans cette nouvelle architecture, comment articuler missions de l’OTAN et missions d’une Europe de la défense ? vers quelles priorités orienter nos dépenses en matière de défense ? comment renforcer l’industrie européenne de défense ? comment couvrir tous les champs de la défense (armées, cyber, spatial, renseignement) ? Et aussi quelle place aura la Russie dans cette nouvelle architecture ? C’est une question difficile à se poser étant donné qu’on est encore en guerre, mais pourtant elle sera déterminante.
Vous mentionnez un second enjeu majeur, celui de l’autonomie stratégique. Vous parlez notamment de l’indépendance énergétique ?
Oui, les États européens ont décidé d’accélérer le processus d’autonomisation en matière énergétique du fait de la guerre en Ukraine qui remet en cause la chaine d’approvisionnement venant de Russie. Mais cette autonomie a un coût. Et il va falloir interroger ce coût, et aussi le calendrier : on veut accélérer les choses à cause de la guerre mais le peut-on vraiment ? Est-ce que cela ne va pas avoir des conséquences à court et moyen terme très dures pour les citoyens européens dont le pouvoir d’achat est déjà plus faible qu’avant ? Et autre question essentielle : l’Union européenne, ces dernières années, a organisé toute sa politique et sa stratégie autour de l’enjeu de la transition climatique. Or, on voit que pour accélérer drastiquement comme on le fait l’indépendance énergétique de l’Europe il va falloir avoir recours, au moins pour un temps, à des énergies fossiles, qu’il va falloir construire de nouveaux terminaux de GNL, maintenir ouvertes des centrales à charbon, ouvrir de nouvelles centrales nucléaires. Donc une des vraies questions existentielles pour les Européens qu’il faut se poser dès maintenant c’est celle de l’articulation ou de l’incompatibilité des différents objectifs... Car transition énergétique ne veut pas forcément dire, dans le contexte actuel du moins, transition écologique.
Joséphine Staron au micro de Cécile Dauguet