Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Cette semaine, vous voulez nous faire partager un lointain souvenir, Quentin Dickinson…
Ce lundi 10 décembre 1990, j’étais sagement assis dans un coin du bar des députés au Parlement européen, et je suis le témoin involontaire d’un brutal échange d’invectives entre deux élus, que leurs collaborateurs cherchent vainement à retenir. Et il s’avère que leur désaccord politique du moment les amène à critiquer vertement leur passé militaire respectif. Ils se quittent enfin après une ultime salve vociférante.
L’un des deux eurodéputés, c’était Jean-Marie Le PEN, lieutenant de l’Armée de terre française pendant la Guerre d’Algérie ; l’autre s’appelait Franz SCHÖNHUBER, sous-officier des Waffen-SS jusqu’en 1945.
Sous mes yeux, le groupe technique parlementaire des Droites européennes venait d’exploser.
Aujourd’hui, trente-trois années après, on ne peut que constater que les mêmes causes produisent sous nos yeux les mêmes effets.
Vous pouvez préciser ?...
Le désaccord entre Le PEN et SCHÖNHUBER avait pour origine la volonté du Français d’inviter les élus du MSI, le Movimento Sociale Italiano, à rejoindre le groupe, jusque-là composé de dix Français, six Allemands, et un Flamand. Mais l’Allemand n’en voulait pas, en grande partie parce qu’il militait pour le retour du Tyrol du Sud, germanophone, à l’Autriche, alors que le MSI tenait dur comme fer au maintien de cette province dans la République italienne.
Dans les faits, l’éclatement du Groupe des Droites européennes se sera soldé par l’obligation des membres d’aller tous siéger chez les Non-inscrits, réduisant à un niveau négligeable leur influence sur les travaux législatifs.
Revenons à nos jours – vous pensez possible un scénario semblable à l’issue des élections européennes dans un peu moins d’un mois ?...
Que voyons-nous aujourd’hui ? Dans une nette majorité des pays de l’UE, les sondages prédisent des gains, parfois importants, en sièges au Parlement européen pour les partis d’extrême-droite.
Actuellement, coexistent dans l’hémicycle européen trois ports d’attache pour les élus d’extrême-droite : le groupe Identité et Démocratie, dominé par le Rassemblement national français ; le groupe des Conservateurs et Réformateurs européens, orphelin, depuis le Brexit, des Conservateurs britanniques qui l’avaient créé ; et, bien sûr, les Non-inscrits, dépourvus de toute structure commune.
Et le moins qu’on puisse dire, c’est que les jeux ne se déroulent pas dans la sérénité.
Comment cela, Quentin Dickinson ?...
Pour résumer, en Italie, les partis d’extrême-droite sont en coalition – mais au Parlement européen, les Fratelli d’Italia de Mme MELONI vont siéger chez les Conservateurs, alors que la Lega de M. SALVINI ira chez les Identitaires.
En Allemagne, l’AfD, objet de scandales successifs ces derniers mois, est interdite d’adhésion chez les Identitaires par le RN français – alors que Mme MELONI n’en veut pas non plus chez les Conservateurs.
Confinés jusqu’ici parmi les Non-inscrits, les amis du Premier ministre hongrois Viktor ORBÁN tentent à nouveau de se faire admettre chez les Conservateurs, où les Polonais du PiS (le parti Droit et Justice) ne veulent pas des Hongrois, ouvertement propagateurs de la désinformation prorusse.
Prorusse également, les élus du parti théoriquement socialiste (mais exclu du groupe socialiste), le SMER du Premier ministre slovaque Robert FICO, ont peu de chances de parvenir à s’extraire des rangs des Non-inscrits.
La zizanie s’étend même jusqu’au groupe centriste, où les élus de centre-gauche néerlandais ne veulent plus de leurs compatriotes libéraux, coupables de partager le pouvoir avec l’extrême-droite aux Pays-Bas.
Mais pour vous, ces manœuvres en tous sens cachent l’essentiel, c’est bien cela ?...
En effet. Car les ingrédients des succès électoraux des partis d’extrême-droite : immigration et insécurité, sont précisément ceux qui les séparent les uns des autres au Parlement européen ; ainsi, les nationalistes roumains s’insurgent-ils contre la propagande du gouvernement hongrois, tout aussi nationaliste, dans les régions de langue hongroise en Roumanie. De même, M. WILDERS aux Pays-Bas s’oppose-t-il véhémentement à la répartition obligatoire des migrants dans chaque pays de l’UE, alors que Mme MELONI, elle, défend ardemment cette réglementation de l’UE.
On a coutume de dire que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui ; or, dans la galaxie de l’extrême-droite européenne, c’est tout le contraire : le nationalisme de chacun est fatalement condamné à s’affronter à celui des autres.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron