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L'économie du bas de laine

Photo de Masood Aslami sur Pexels L'économie du bas de laine
Photo de Masood Aslami sur Pexels

Nous accueillons chaque mois Matthieu Ballandonne, professeur d’économie à l’ESSCA School of Management, responsable du groupe de recherche du département « Economie, Droit et Société », directeur académique du Programme Master par la voie de la formation continue, et membre du comité éditorial de la Revue d’Histoire des Sciences Humaines.

Bonjour Matthieu, aujourd’hui vous nous parlez de la publication, par la Banque Centrale Européenne, d’une étude qui a fait la une de l’actualité économique, recommandant de conserver une partie de son argent en liquide.

Oui, tout à fait, une étude écrite par Francesca Faella et Alejandro Zamora-Pérez (2025) pour le Economic Bulletin de la Banque Centrale Européenne. Leur étude s’intitule, en français, “Restez calme et conservez du cash : leçons sur le rôle unique de la monnaie physique à travers quatre crises”.

Faella et Zamora-Pérez (2025) partent du « paradoxe des billets de banques » (Zamora-Pérez 2021) : la demande pour les billets est stable mais leur utilisation dans les transactions diminue, au profit notamment de moyens de paiements digitaux. Ainsi, je cite en traduisant, « La demande soutenue de liquidités, malgré la prolifération des alternatives de paiement numériques, suggère son utilité distincte et son imparfaite substituabilité » (Faella et Zamora-Pérez 2025). En outre, les auteurs montrent que la demande pour les billets de banque augmente pendant les épisodes de crises. Ce fut le cas lors de la crise financière de 2008, la crise de la dette en Grèce de 2014-2015, la crise de la Covid-19, ou encore la crise de 2022 suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Les auteurs étudient et développent ensuite quatre cas en particulier pour lesquels la demande de billets a augmenté : la pandémie de Covid-19, l’invasion de l’Ukraine, la coupure d’électricité dans la péninsule Ibérique en avril 2025, et la crise de la dette en Grèce.

Faella et Zamora-Pérez (2025) concluent leur étude en rappelant, et c’est ce qui a principalement fait l’objet de la couverture médiatique de leur recherche, que certains pays comme les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande conseillent même à leurs citoyens de conserver entre 70 et 100 euros par membre du foyer, ou de quoi répondre aux besoins essentiels pendant 3 jours.

Que s’est-il passé concernant la demande de billets dans le cas de la coupure d’électricité du mois d’avril ?

C’est un cas intéressant car il souligne bien les aspects psychologiques de la volonté de détenir de la monnaie. Grâce à une étude des retraits d’argent réalisés dans plusieurs milliers de distributeurs de billets espagnols, Faella et Zamora-Pérez (2025) montrent que, lors de la panne, il y a eu une chute de la demande de billets dans la région concernée par la panne. C’est une conséquence attendue, du fait de l’arrêt des distributeurs. Plus étonnant est, qu’au moment de la panne, la demande de billets a cependant fortement augmenté dans les régions voisines non concernées par la panne. Autrement dit, la demande de billets a augmenté même pour les agents non directement impactés par l’évènement - la crainte a été un moteur suffisant.

Par ailleurs, la demande de billets a connu une augmentation inhabituelle immédiatement après le retour de l’électricité dans la région initialement touchée par la coupure. Faella et Zamora-Pérez (2025) expliquent cette hausse de la demande de billets par la volonté des agents de recréer leur stock d’argent liquide dépensé lors de la coupure. Ils notent aussi que cette augmentation peut être causée par une hausse de la demande de monnaie pour un motif de précaution, comme pour ceux n’ayant pas été directement impactés par la panne. Ici encore, l’évènement a eu un effet psychologique sur les agents les conduisant à vouloir détenir de l’argent liquide.

Enfin, cet incident a montré que les systèmes de distribution monétaires ne sont pas infaillibles, légitimant la détention de liquidités pour permettre la continuité des activités ou, dans les cas extrêmes, pour survivre.

Comment les économistes ont-ils conceptualisé cette forme de demande de monnaie ?

Les économistes se sont naturellement penchés sur les raisons qui poussent les agents à vouloir détenir de la monnaie, autrement dit sur les déterminants de la demande de monnaie. Pour les économistes dits « classiques » la demande de monnaie a pour motif essentiel la réalisation des transactions. Au début du 20ième siècle, le célèbre économiste britannique John Maynard Keynes propose dans son ouvrage La Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie (publié en 1936), une théorie dite de la préférence pour la liquidité. Cette théorie de la préférence pour la liquidité indique que la demande de monnaie répond à 3 motifs : un motif de transactions, un motif de précaution, et un motif de spéculation.

Nous retrouvons ainsi dans la théorie Keynésienne cette demande de monnaie pour motif de précaution, évoquée dans l’étude de Faella et Zamora-Pérez (2025).

Quelle est pour Keynes la source de cette demande de monnaie pour motif de précaution ?

Dans la Théorie Générale, Keynes explique que ce motif provient, notamment, du besoin, je cite en traduisant, de « faire face aux imprévus nécessitant des dépenses soudaines » (Keynes 1936 [1942], p. 196).

L’aspect psychologique, perceptible dans le cas de la panne de courant, est-il aussi central à la théorie de Keynes ?

Tout à fait, Keynes est d’ailleurs connu pour s’appuyer sur des éléments psychologiques dans ses analyses (King 2010).

Fernando J. Cardim de Carvalho (2010) a précisément étudié les écrits de Keynes relatifs à la demande de monnaie pour motif de précaution. Il montre, en particulier, que Keynes a surtout mis en avant les aspects liés à la confiance et à l’incertitude dans un article de 1937 dans lequel Keynes cherche à préciser sa théorie de la demande de monnaie. Dans cet article de 1937, Keynes questionne notamment le désir de conserver de la monnaie en tant que réserve de richesse alors que cet argent pourrait faire des petits en étant placé sur un compte en banque par exemple. Keynes explique ce désir ainsi ; je cite en traduisant :

« En partie pour des raisons raisonnables et en partie pour des raisons instinctives, notre désir de conserver de la monnaie comme réserve de richesse est un baromètre du degré de méfiance que nous avons envers nos propres calculs et conventions concernant l'avenir. Même si ce sentiment à l’égard de la monnaie est lui-même conventionnel ou instinctif, il agit, pour ainsi dire, à un niveau plus profond de notre motivation. Il prend le relais aux moments où les conventions supérieures, plus précaires, se sont affaiblies. La possession de monnaie réelle [note : « actual money », autrement dit physique] apaise notre inquiétude ; et la prime que nous exigeons pour nous séparer de la monnaie est la mesure du degré de notre inquiétude. » (Keynes 1937, p. 216).

Les aspects psychologiques, conventionnels, et liés au manque de confiance dans l’avenir apparaissent clairement comme explication de la volonté de conserver de la monnaie en tant que “réserve de richesse”.

Quelle est cette « prime » à laquelle Keynes fait référence dans ce passage cité ?

Selon Keynes, cette prime exigée pour se séparer de notre argent est mesurée par le taux d’intérêt. Keynes nous invite ainsi à une lecture tout à fait psychologique du taux d’intérêt car, nous dit-il, il est « une mesure du degré de notre inquiétude » : s’il doit être élevé pour que les agents renoncent à détenir de la monnaie sous forme liquide, alors c’est que les agents ont une grande « inquiétude », un manque de confiance dans l’avenir. Autrement dit, les épisodes de crises ont pour conséquence une hausse du taux d’intérêt du fait même que les agents attendent, pendant ces périodes d’incertitude, une rémunération supérieure pour renoncer à détenir de la monnaie.

Pour conclure, l’étude de Faella et Zamora-Pérez (2025) montre, à partir de données empiriques, que les crises politiques, économiques, ou liées aux infrastructures, et même récentes, constituent des moments où les agents, inquiets, se réfugient dans le désir d’une matérialité monétaire rassurante. Bien sûr, conserver de la monnaie représente également un risque, car sa valeur peut diminuer en cas d’inflation. Notre détour historique par la théorie de la demande de monnaie développée par Keynes montre que les économistes, en tout cas certains, ont bien conscience des ressorts psychologiques intimes qui nous poussent à désirer et vouloir conserver cet objet social si particulier qu’est la monnaie.

Un entretien réalisé par Laurent Pététin.