Nous accueillons chaque mois Matthieu Ballandonne, professeur d’économie à l’ESSCA School of Management, responsable du groupe de recherche du département « Economie, Droit et Société », directeur académique du Programme Master par la voie de la formation continue, et membre du comité éditorial de la Revue d’Histoire des Sciences Humaines.
Bonjour Matthieu, aujourd’hui vous allez nous parler de l’immanquable actualité pour la science économique, l’attribution du prix Nobel d’économie à Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt.
Bonjour Laurence. En effet, mais avant de vous en parler davantage, un passage obligé est de préciser qu’il s’agit précisément du Prix de la Banque Centrale de Suède en Sciences économiques, attribué en mémoire d’Alfred Nobel. La Banque de Suède créa ce prix à l’occasion de son 300ième anniversaire, en 1968, par le biais d’une donation à la Fondation Nobel. Les premiers lauréats, en 1969, furent Jan Tinbergen et Ragnar Frisch pour, selon le site du prix Nobel, « avoir développé et appliqué des modèles dynamiques pour l’étude des processus économiques » [1]. Ce prix de la Banque de Suède est décerné par l’Académie Royale des Sciences de Suède.
Avoir un prix Nobel d’économie n’était donc pas une idée d’Alfred Nobel ?
Non, et même au contraire ! Chimiste inventeur de la dynamite, Nobel avait imaginé un prix pour la physique, la chimie, la physiologie ou médecine, la littérature et la paix. Mais il avait peu d’estime pour l’économie. Dans un ouvrage d’entretiens avec des Nobels d’économie, Karen Horn (2009, p. 20) cite une lettre d’Alfred Nobel dans laquelle ce dernier écrit : « Je n’ai moi-même pas de formation en économie, que je déteste du plus profond de mon cœur » [2].
Quelles sont les avancées Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt ?
Selon le site du Prix Nobel, Joël Mokyr est récompensé pour, je cite, « avoir identifié les conditions préalables à une croissance durable grâce au progrès technologique » [3] et le duo Aghion et Howitt pour leur « théorie de la croissance soutenue par la destruction créatrice » [4].
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de leurs travaux ?
Bien sûr. Joel Mokyr a, par exemple, publié en 2017 un ouvrage au titre révélateur, A Culture of Growth, the Origins of the Modern Economy - une culture de la croissance, les origines de l’économie moderne. Dans ce très riche ouvrage d’histoire économique, Mokyr montre que la croissance liée à la révolution industrielle en Europe a été rendue possible par un processus historique long de développement d’une culture favorable aux innovations et au progrès ; des éléments culturels notamment représentés par le courant des Lumières. Dans une recherche précédente, en 2005, il défendait déjà, je cite, que « Sans les Lumières, une Révolution industrielle n’aurait pas pu se transformer en une croissance économique soutenue commençant au début du XIXᵉ siècle » [5] (Mokyr 2005, résumé).
Aghion et Howitt sont quant à eux récompensés pour avoir formalisé, modélisé mathématiquement, dans un article publié en 1992, les idées sur le rôle de l’innovation comme moteur de la croissance, des idées développées au début du 20ième siècle par l’économiste Joseph Schumpeter.
Que disait Schumpeter sur l’innovation ?
Schumpeter, né en 1883 et décédé en 1950, était un économiste d’origine austro-hongroise, ayant fait ses études à Vienne avant de partir aux États-Unis au début des années 1930 et de faire carrière à Harvard. C’est un fondateur de l’analyse des cycles et du développement économiques.
L’innovation est un concept central de ses travaux. Pour être très bref, Schumpeter considérait que l’innovation, portée par des entrepreneurs désireux d’obtenir un avantage concurrentiel, entrainait, selon sa célèbre expression, un processus de « destruction créatrice » (Schumpeter 1942). Ce qui signifie que les nouvelles innovations vont rendre obsolètes les anciennes, conduisant à une reconfiguration des économies. Pour Schumpeter, cette destruction créatrice est un aspect essentiel du capitalisme. C’est ce processus de « destruction créatrice » qu’Aghion et Howitt ont cherché à modéliser.
Est-ce que cela signifie que les effets de la croissance ne sont pas immédiatement bénéfiques pour tous ?
Exactement, et dans leur article de 1992, Aghion et Howitt sont clairs sur ce point. Je les cite : « L’obsolescence illustre une caractéristique générale importante du processus de croissance, à savoir que le progrès engendre des pertes autant que des gains » (p. 323) [6]. On voit bien ici le rôle de la politique économique et des choix sociétaux pour accompagner ces bouleversements liés à l’introduction des nouvelles innovations.
En quoi ce prix Nobel, et en particulier les travaux de Aghion et Howitt, raisonnent avec l’actualité économique en France ?
Simplement parce que le Président Emmanuel Macron est un supporter de cette approche dite Schumpétérienne de la croissance. En 2023, le Président Macron écrit même la préface d’un ouvrage académique collectif, édité par Ufuk Akcigit et John Van Reenen, intitulé The Economics of Creative Destruction, New Research on Themes from Aghion et Howitt – l’économie de la destruction créatrice, nouvelles recherches sur les thèmes d’Aghion et Howitt.
Dans cette préface, Emmanuel Macron part du consensus de Washington qu’il juge dépassé. Ce consensus de Washington désigne, à partir des années 1980, des politiques économiques défendant notamment la libéralisation, les privatisations, et les déréglementations (e.g., Berr et Combarnous 2005). A contrario, Emmanuel Macron défend, je cite, que : « Nous devons [par conséquence] construire une nouvelle façon de réfléchir, un nouveau consensus. Et je crois que le paradigme Schumpétérien doit être un élément clé de ce nouveau consensus…C’est pour cela que le travail de Philippe Aghion et Peter howitt est particulièrement utile et pertinent…la destruction créatrice est l’énergie vitale du cheval fougeux du capitalisme » [7] (in Akcigit et Van Reenen 2023, pp. xi-xii).
Cela permet donc d’éclairer les orientations économiques défendues par le Président ?
Oui, la question n’est pas de discuter si nous sommes pour ou contre ces choix économiques, mais de comprendre quelles sont les origines des « lunettes » conceptuelles et théoriques avec lesquelles le Président voit l’économie. Sans omettre, enfin, de considérer comment les idées originelles de Schumpeter sont utilisées, interprétées, transformées, dans les recherches académiques et discours politiques les plus récents.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.
Citations originales :
[1] « for having developed and applied dynamic models foe the analysis of economic processes », https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/1969/summary/ , consulté le 21 Novembre 2025.
[2] « I have no training in economics myself and also hate it from the bottom of my heart ».
[3] « for having identified the prerequisites for sustained growth through technological progress », https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2025/summary/ , consulté le 21 Novembre 2025.
[4] « the theory of sustained growth through creative destruction ». https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/2025/summary/ , consulté le 21 Novembre 2025.
[5] « Without the Enlightenment, therefore, an Industrial Revolution could not have transformed itself into the sustained economic growth starting in the early nineteenth century ».
[6] « Obsolescence exemplifies an important general characteristic of the growth process, namely that progress creates losses as well as gains ».
[7] « We must therefore build a new way of thinking, a new consensus. And I think the Schumpeterian paradigm must be a key part of this new consensus…This is why the work by Philippe Aghion and Peter Howitt is especially useful and relevant…Creative destruction is the vital energy of the « spirited horse » of capitalism ».
Références :
Aghion, Philippe, et Peter Howitt. 1992. « A Model of Growth Through Creative Destruction », Econometrica 60 (2) : 323-351.
Akcigit, Ufuk et Van Reenen, John. 2023. The Economics of Creative Destruction. New Research on Themes from Aghion and Howitt. Cambridge, Massachussets : Harvard University Press.
Berr, Eric, et François Combarnous. 2005. « Vingt ans d’application du consensus de Washington à l’épreuve des faits ». Économie Appliquée 58 (2) : 5-44.
Horn, Karen Ilse. 2009. Roads to Wisdom, Conversations with Ten Nobel Laureates in Economics. Chelthenham, Edward Elgar.
Mokyr, Joel. 2005. « The Intellectual Origins of Modern Economic Growth ». The Journal of Economic History 65(2) : 285–351.
Mokyr, Joel. 2017. A Culture of Growth. The Origins of Modern Economy. Princeton et Oxford : Princeton University Press.
Schumpeter, Joseph A. 1942. Capitalism, Socialism, and Democracy. New York : Harper and Brothers