L'Europe vue de Bruges

Le rapport Draghi : remise en cause du fonctionnement de l'UE

© European Union - Source : EP Le rapport Draghi : remise en cause du fonctionnement de l'UE
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Chaque semaine, la série de podcasts "L'Europe vue de Bruges" propose un éclairage original sur l’actualité européenne, vue depuis Bruges. Les intervenant·es sont des étudiant·es de la promotion Jacques Delors (2024-2025), des Assistant·es académiques et, plus ponctuellement, des professeur·es.

Íñigo Martín Monterrubio est Assistant Académique au Département des Études Politiques et de Gouvernance Européennes du Collège d'Europe à Bruges depuis août 2023. Il est titulaire d'une double licence en Droit et Économie de l'Université Carlos III de Madrid, ainsi que d'un master en Études Politiques et de Gouvernance Européennes du Collège d'Europe (promotion Sassoli). Il a plusieurs expériences professionnelles en Espagne et en Belgique, ayant travaillé pour le gouvernement de sa région. Ses domaines d'intérêt concernent les relations interinstitutionnelles de l'UE, l'économie européenne, les questions constitutionnelles et la réforme de l'UE.

Aujourd'hui, nous allons parler d’un document qui a fait la une des médias ces dernières semaines. C’est bien évidemment, le rapport de l’ancien président de la Banque centrale européenne et ancien Premier ministre italien, Mario Draghi. Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer en quelques mots les grandes lignes du rapport Draghi ?

Tout d’abord, le rapport Draghi, c’est plus de 400 pages qui présentent un constat clair/ assez sombre : l’Union européenne souffre d’un déficit de compétitivité. Draghi et son équipe identifient et mettent en lumière trois grands défis : d’abord, la fracture technologique entre l’UE par rapport aux États-Unis et à la Chine ; ensuite, le besoin d’accélération de la transition écologique avec un accent sur l’industrie propre ; et enfin, la réponse aux enjeux de sécurité, tant au niveau économique que géopolitique.


Pour cela, le rapport recommande deux stratégies : premièrement, une nouvelle politique industrielle européenne qui intègre la décarbonisation et l’innovation technologique. Dans un second temps, un investissement public massif sur l’échelle de toute l’Union, comme jamais vu auparavant, à hauteur de 800 milliards d’euros par an.

Le rapport propose également une réforme transversale du cycle de l'innovation en Europe. Par exemple, il faut faciliter la commercialisation des idées par les chercheurs, lever les obstacles à la mise à l'échelle des entreprises innovantes et investir dans les infrastructures informatiques et de connectivité pour réduire le coût du développement de l'IA.

C’est un plan très ambitieux. D’après ce que vous dites, il s’agit presque d’un changement de paradigme pour l’Union européenne, non ?

Absolument. On peut même parler d’un tournant par rapport à la globalisation telle qu’on la connaissait précédemment au niveau européen. Le rapport explique que l’Union doit adopter des stratégies que d’autres pays, comme les États-Unis ou la Chine, ont déjà adoptées depuis longtemps. Cela inclut une intervention institutionnelle directe pour défendre les industries propres, assurer des approvisionnements énergétiques et de matières premières à bon prix, l'investissement institutionnel pour développer les entreprises locales en alliance avec le capital privé, et aussi, des subventions abondantes."

Cependant, tout cela repose sur une condition indispensable : l’unité européenne. Draghi souligne qu’une coordination entre les États membres est essentielle pour obtenir des résultats concrets dans les domaines mentionnés. Si l’unité n’est pas possible, il propose même que ceux qui sont prêts à avancer puissent le faire. Une « coalitions de volontés », une forme de coopération renforcée.

Cette unité européenne, est-elle réaliste à l’heure actuelle ? On sait qu’il y a déjà eu des critiques, notamment de l’Allemagne, juste après la publication du rapport.

C’est vrai. Par exemple, la réaction du ministre des Finances allemand, Christian Lindner, qui a immédiatement réagi en déclarant que « plus de dépenses et plus de dettes ne sont pas la solution ». Ce qui est paradoxal, c’est que l’Allemagne elle-même traverse en ce moment une période difficile. Elle a perdu l’accès à l’énergie bon marché russe et son modèle économique basée sur l’industrie est en crise. Malgré cela, elle semble réticente à accepter les propositions de Draghi.

Finalement, pensez-vous que ce rapport va réellement influencer les décisions politiques à Bruxelles dans les mois à venir ?

Tout porte à le croire. Le rapport a été commandé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en 2023, et elle a promis de s’en inspirer pour sa seconde législature. On voit déjà des échos du rapport Draghi dans ses lettres de mission aux nouveaux candidats Commissaires, qui par ailleurs seront en face des parlementaires européens pour leurs auditions de confirmation le mois prochain.

Par conséquent, il est très probable que nous voyions les idées de Draghi et de son équipe se refléter dans les nouvelles propositions législatives que la Commission présentera, probablement à partir de décembre.

En plus du rapport de Draghi, d'autres études, comme celle d'Enrico Letta sur l'avenir du marché unique ou celle de l'ancien président finlandais Niinistö sur la capacité de réaction civile et la défense européenne, façonneront l'agenda des prochaines années.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.