Chaque semaine, la série de podcasts "L'Europe vue de Bruges" propose un éclairage original sur l’actualité européenne, vue depuis Bruges. Les intervenant·es sont des étudiant·es de la promotion Victoria Amelina, des Assistant·es académiques et, plus ponctuellement, des professeur·es.
Mayte a étudié les Relations Internationales à l’IE University et poursuit actuellement un Master en Études Politiques et de Gouvernance Européennes au Collège d’Europe.
Mayte, l’Albanie vient de nommer un nouveau ministre… mais ce n’est pas une personne. Spoiler : il s’agit d’une intelligence artificielle. De quoi parle-t-on exactement ?
En effet, mais avec une subtilité importante. Le Premier ministre Edi Rama a présenté "Diella" (qui signifie "Soleil" en albanais) non pas comme une ministre de l’IA, mais comme une IA avec le titre de ministre. Sa mission est spécifique : surveiller les marchés publics.
Un domaine particulièrement sensible.
Exactement. Et c’est là que l’enjeu devient stratégique : la candidature de l’Albanie à l’Union européenne. Diella, qui n’était à l’origine qu’un assistant virtuel pour les services aux citoyens, est désormais chargée d’analyser les appels d’offres et de garantir, selon les mots du Premier ministre, des procédures « 100 % exemptes de corruption ».
Un message clair adressé à Bruxelles ?
Absolument. L'UE a fait de la lutte contre la corruption et du renforcement de l'État de droit une condition sine qua non de l'élargissement. La corruption endémique, notamment dans les marchés publics, est l'un des principaux freins à l'avancée des négociations de l'Albanie. En nommant une IA ministre, Edi Rama veut montrer que l’Albanie est prête à retirer l’humain de l’équation pour garantir l’impartialité.
Donc on parle d’une IA "incorruptible". Sur le papier, c’est attirant. Mais quels sont les risques ?
Ils sont nombreux. Le premier est juridique : l’opposition albanaise a immédiatement dénoncé une violation de la Constitution. Pour eux, un ministre doit être un citoyen, donc un être humain. L’affaire est d’ailleurs portée devant les tribunaux. C'est peut-être plus un coup de communication qu'une réelle fonction ministérielle.
Et sur le fond ? Une IA peut-elle vraiment être infaillible ?
C’est le grand mythe de l’objectivité technologique. Le premier danger, c’est le biais algorithmique. Une IA est formée à partir de données. Si ces données reflètent des pratiques corrompues ou des préjugés, elles risquent de les reproduire, voire de les amplifier, sous couvert d’impartialité.
Ce qui rendrait ses décisions encore plus difficiles à contester.
Exactement. Et cela soulève une autre question essentielle : la transparence et la responsabilité. Qui a conçu l’algorithme de Diella ? Qui le supervise ? Si une entreprise estime avoir été injustement écartée, vers qui peut-elle se tourner ? L’IA ? Le Premier ministre ? Les développeurs chez Microsoft ou OpenAI, qui ont collaboré au projet ?
On entre là dans une zone grise juridique.
Un vide que l’Union européenne tente justement de combler avec son "AI Act". C’est un peu ironique parce qu’en cherchant à séduire Bruxelles, l’Albanie pourrait mettre en place un système non conforme aux futures normes européennes, notamment en matière de transparence et de supervision humaine, des exigences cruciales pour une IA à haut risque comme celle qui gère des fonds publics.
En résumé, Mayte, cette nomination est un pari audacieux.
C’est un véritable coup de poker politique. Au mieux, Diella devient un outil d’audit efficace qui impose la transparence. Au pire, c’est un gadget politique qui masque les vrais problèmes et en crée de nouveaux risques juridiques et éthiques. C’est un exemple fascinant de "technosolutionnisme" appliqué à la gouvernance, en plein cœur du processus d’élargissement européen.
Un dossier que nous suivrons de très près. Merci beaucoup, Mayte.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.