Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
Vous souhaitez nous parler d’une représentation théâtrale intitulée « La Question », vue au TNB à Rennes, même si c’est à contre-cœur, expliquez-vous
A contre-cœur, non pas à cause de la représentation elle-même, de la mise en scène juste au cordeau de Laurent Meininger et l’interprétation incarnée et sobre du comédien Stanislas Nordey, mais à cause du texte lui-même. A contre-cœur parce qu’il nous brise le cœur, d’où ma répugnance. Car ce texte autobiographique écrit par Henri Alleg, ex-directeur du quotidien « Alger républicain » à Alger, membre du Parti communiste algérien, raconte par le détail les tortures subies pendant les interrogatoires menés par les hommes de la 10ème division parachutiste de l’Armée française. Ça se passe pendant la Bataille d’Alger ou la grande répression d’Alger en 1957 dirigée par le Général Massu contre les indépendantistes algériens du Front de Libération Nationale (FLN).
La Question, c’est le titre de cette pièce, quelle est-elle ?
La Question, c’est celle à laquelle Henri Alleg ne répondra jamais, malgré la violence de ses bourreaux, les humiliations perpétrées et l’intensité de ses souffrances : Qui t’héberge ? Qui te soutient ? La Question, c’est cette pratique de la torture par l’eau utilisée depuis le Moyen Age, consistant à faire avaler des litres d’eau au supplicié ou à simuler une noyade. Mais dans l’éventail des tortures, il y a aussi le supplice de l’électricité et les brûlures sur le sexe, la pendaison, les coups, les simulacres d’exécution. « Tu vas parler ! Tout le monde doit parler ici ! On a fait la guerre en Indochine, ça nous a servi pour vous connaître. Ici, c’est la Gestapo ! Tu connais la Gestapo ? » éructe un para.
La Question, c’est justement comment l’Etat français a-t-il pu vouloir et encourager ces pratiques sadiques ? Est-ce que la guerre justifie tous les moyens ? Une Question donc toujours d’actualité brûlante avec ce qui se passe à Gaza, en Russie, en Ukraine, en Irak, en Syrie, dans certains pays africains. La liste est longue hélas.
Comment ce texte a-t-il pu exister jusqu’à être joué sur scène aujourd’hui ?
Feuille par feuille, sur du papier toilette, le témoignage de Henri Alleg, arrêté le 12 juin 1957, fut écrit et transmis de septembre à décembre 1957 aux avocats communistes assurant la défense des militants emprisonnés pour leur participation aux combats pour l’indépendance de l’Algérie. « C’est parce qu’il n’a jamais parlé, que ses tortionnaires n’ont absolument rien pu obtenir de lui que Henri Alleg, journaliste militant, a pu s’exprimer comme il l’a fait », affirme l’avocat Roland Rappaport, l’un des soutiens du prisonnier à la prison Barberousse à Alger.
Ce récit dactylographié par son épouse Gilberte Salem née Serfaty, sera publié par Jérôme Lindon, directeur des Editions de minuit, en février 1958. Ce livre de 111 pages, sobre comme un procès-verbal, témoigne des tortures infligées aux civils français et algériens par l’armée française. En mars 1958, la publication sera interdite, considérée, je cite, comme « participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ayant pour objet de nuire à la Défense nationale » et les exemplaires de « La Question » seront saisis. Il sera immédiatement réédité en Suisse en solidarité avec, je cite, « tous les Français qui se refusent à cette dégradation ».
Henri Alleg sera condamné le 15 juin 1960 à dix ans de travaux forcés « pour atteinte à la sécurité de l’état ». Les officiers et policiers identifiés et désignés comme ses tortionnaires devant un juge militaire seront purement et simplement amnistiés.
Henri Salem dit Henri Alleg, militant journaliste politique et écrivain, né à Londres de parents juifs russo-polonais, est décédé en 2013 à Paris à l’âge de 91 ans.
« La Question » est donc un récit terrifiant et difficile à écouter et à entendre ?
Certes mais n’avons-nous pas un devoir de mémoire, pour ne pas oublier, pour transmettre, parce que ce texte résonne plus que jamais aujourd’hui dans le monde actuel, hélas. Ainsi en 2021, date de la création de la pièce, le metteur en scène Laurent Meininger déclare : « Monter La Question, c’est aussi rappeler que la torture existe toujours. Et que les principaux tortionnaires, les principaux assassins sont les États, hier comme aujourd’hui. Aucun d’entre eux « n’est à l’abri de consentir » à la torture, à « l’exécution extra-judiciaire », à l’utilisation de peines, de conditions de détention ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Pas même les grandes démocraties, pourtant supposées garantir le respect des droits de l’homme. »
Ce livre « La Question » demeure une référence aujourd’hui encore. Traduit en 17 langues, « La Question est et demeure, aujourd’hui une question pour tous. » comme le préfaçait un professeur de l’Université du Nebraska.
Et concluons avec les mots de Henri Alleg « Quand on se rend compte de ce qu’est la guerre, on réalise qu’il faut à tout prix l’éviter. »
À défaut de pouvoir voir la pièce créée et produite par la Compagnie Forget Me Not fondée par Laurent Meininger, lire le récit « La question » de Henri Alleg, aux Editions de minuit.