Chaque mercredi sur euradio, Patricia Solini nous partage sa passion pour la culture contemporaine sous toutes ses formes. Théâtre, danse, littérature, peinture... À consommer sans modération !
Vous êtes allée faire un tour au FRAC Bretagne à Rennes, qu’est-ce qui se cache sous cet acronyme rugueux ?
FRAC, ça pourrait signifier Front pour l’art contemporain, si décrié et si mal connu mais cela signifie fonds régional d’art contemporain et il y en a un dans chaque région de France. Un fonds donc d’œuvres d’artistes contemporains, acquises et diffusées dans des expositions et par des actions de sensibilisation des publics. Eh oui les fracs ont une vocation d’apprentissage, de frottement, d’habituation à l’art contemporain. Ce qui pourrait surprendre, non ? Pourquoi devons-nous être sensibilisés à l’art de notre époque, qui devrait nous être immédiatement accessible puisque nous en connaissons les codes, au moins pour le monde dit occidental ?
Parce que c’est pas si facile, d’être public de l’art contemporain. Entre le public non informé, voire hostile et un public soi-disant compétent qui en fait « croit la croyance des autres, c’est-à-dire des commissaires et autres experts autoproclamés, Jean-Luc Chalumeau, historien de l’art, dans son livre « Comprendre l’art contemporain », préfère, je cite, « le troisième public, celui qui cherche à s’informer et à faire le tri dans l’incroyable mélange des propositions offertes sous le label passe-partout d’« art contemporain » ».
Et c’est ce que nous tentons d’être, ce troisième public !
Donc qu’avez-vous retenu de cette immersion dans le Frac Bretagne ?
Deux expositions qui je l’avoue plombaient encore davantage ce printemps froid et pluvieux, non par leur qualité mais par leurs sujets : le viol pour l’une et la guerre pour l’autre.
Ainsi l’installation de l’artiste sud-africaine Gabrielle Goliath, née en 1983, intitulée « This song is for… Vol 1 » qu’on pourrait traduire par « Cette chanson est dédicacée à … ». Donc à priori musicale sauf que ces chansons ont été choisies par des survivantes de viol et accompagnent. leurs témoignages traumatiques affichés sur les murs mauves couleur de deuil. 6 femmes violées, 6 textes, 6 chansons sauf que ces dernières hoquètent comme sur un disque rayé. Quand les plates formes vinyles activées par les visiteurs font entendre les chansons achoppant au bout de quelques minutes, tout est dit des dégâts et des dommages irréversibles infligés à ces femmes.
Je vous ferai grâce de leurs histoires, plus horribles les unes que les autres, quoique comme certaines victimes de sévices sexuels faisant entendre leurs voix enfin, aujourd’hui, ailleurs, nous disent « C’est moi qui ai vécu ces horreurs, vous pouvez bien au moins en prendre connaissance »
Témoigner pour dire, redire, et faire prendre conscience des violences faites aux femmes et notamment en Afrique du Sud, où le taux de viol est le plus élevé au monde, c’est le travail de Gabrielle Goliath.
L’autre exposition évoque la guerre, autre sujet douloureux s’il en est, que pouvez-vous nous en dire ?
C’est Ali Cherri, 47 ans, artiste libanais, installé en France dont c’est la première exposition personnelle dans une institution française, qui nous présente « Le songe d’une nuit sans rêve ». C’est d’abord un film court d’une trentaine de minutes intitulé « The watchman » (Le guetteur). Un soldat seul dans une guérite en hauteur scrute un paysage de ruines, désertique, toute la nuit, ses yeux rougissant de l’éveil forcé, tenu en alerte par les crachotements d’un microphone lui demandant un rapport de ce qui se passe. Il ne se passe rien. Sinon la mort d’un oiseau qui s’est écrasé contre la vitre de la guérite. On pense au « Désert des tartares » de Dino Buzzatti et de son non-héros Drogo le commandant du fort, « qui domine la plaine d’où l’ennemi viendra qui me fera héros ! » selon la chanson de Jacques Brel, inspirée du roman. Enfin, il y a du mouvement, des silhouettes de militaires armés se découpent dans la nuit sous le projecteur du guetteur qui va à leur rencontre. Rêve éveillé, fantasme, je ne vous en dis pas plus.
Dans la salle d’exposition, comme extirpés du film, des soldats de terre portant mitraillettes, des têtes hors normes casquées, des figuiers de barbarie en cire et un aigle démesuré en plusieurs morceaux, occupent l’espace comme dans un jeu à taille XXL. Et de jolies aquarelles de figuiers.
Ça parle de frontières et de territoires donc de la violence des hommes. Mais aussi du pouvoir de l’imagination et de la poétique vitale à notre survie.
Connaissiez -vous ces deux artistes ou est-ce une découverte ?
De fait j’avais croisé leurs travaux dans des endroits différents. Une installation sonore radicale de Gabrielle Goliath au Musée d’art moderne de la Ville de Paris dans l’exposition « The power of my hands » en 2021, focus sur 16 femmes artistes africaines. Et ce fut à la Biennale de Venise d’art contemporain en 2022 que j’ai rencontré le travail d’Ali Cherri avec ses « Titans » sculptures gigantesques de terre inspirées des dieux anciens de l’Assyrie qui lui offrirent Le Lion d’argent de la Biennale.
Cela a enrichi mon rapport à leurs œuvres. Car la fréquentation régulière des lieux d’exposition permet de fait, ce frottement indispensable à la compréhension des œuvres d’art d’aujourd’hui comme d’hier, pour faire partie de ce troisième public conscient.
A voir au FRAC Bretagne à Rennes, Le songe d’une nuit sans rêve d’Ali Cherri et « This Song is for… »de Gabrielle Goliath jusqu’au 15 mai.