Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Avant que vous enchaîniez, je vous interromps tout de suite pour souhaiter un très bon quinzième anniversaire à votre bébé Euradio, que vous avez porté sur les fonts baptismaux en 2007 et qui est aujourd’hui une ado futée, pleine d’idées, presque hyperactive. Vous l’avez bien fait grandir, la petite !
Je vous remercie beaucoup Albrecht ! Mais c’est vrai qu’on est fier de ce qu’on a réussi à développer mais pas tout seul, grâce également à vous parce que vous êtes quand même l'un des plus anciens chroniqueurs de cette radio.
Et, si je peux me permettre, Euradio est aussi un vrai bébé de la démocratie, le seul régime politique qui encourage la société civile à prendre des initiatives et qui estime qu’il faut les soutenir plutôt que de les contrôler, voire réprimer. Vous l’avez d’ailleurs exprimé vous-même en adressant sur LinkedIn vos remerciements à vos partenaires parmi les pouvoirs publics et qui ont rendu l’aventure possible.
Vous avez raison de remercier la démocratie. On ne le fait pas assez souvent !
Oui, le.la citoyen.ne a tendance de la prendre pour normale, acquise, et il.elle se focalise la plupart du temps sur les détails qui laissent à désirer plutôt que sur sa défense.
Pourtant, c’est bien la démocratie, le désir et le mépris qu’elle suscite, qui est au centre de cette guerre qui dure et qui s’enlise depuis trois mois déjà.
Et si cette guerre a un mérite, c’est bien celui de nous rappeler combien la démocratie est précieuse. Combien la cacophonie bordélique du pluralisme des idées – qui nous paraît souvent exaspérante – est préférable à la mise en pas de l’opinion publique sous un régime autoritaire.
Combien son institutionnalisation de la gestion des conflits d’intérêts est préférable à la répression de ces conflits sous prétexte de garantir un ordre public sécurisant, mais étouffant.
Combien sa capacité de forcer la main aux dirigeant.es pour adapter, voire corriger leurs politiques en permanence est préférable, sur le long terme, à l’impunité des autocrates, par nature exempt de toute critique.
C’est quand j’essaie de suivre le débat en Allemagne que je me rends davantage compte que, finalement, la démocratie est ce que nous avons de plus précieux. Elle n’est pas la conséquence des droits et des libertés dont nous jouissons, elle est leur origine et elle est leur garantie.
Vous avez parlé du débat allemand il y a deux semaines déjà, en faisant référence à la manière dont une génération d’intellectuel.es pacifistes était en prise par un certain aveuglement.
Oui, et cette semaine, je suis tombé sur une tribune brillante et lucide de Thierry Chervel, un journaliste et entrepreneur allemand né en France et qui avait été le correspondant culturel de la Süddeutsche Zeitung à Paris pendant des années.
Dans sa réflexion, il fait la distinction entre deux impératifs moraux que la Seconde Guerre mondiale nous a laissés en héritage. Les deux étaient contenus dans l’exclamation « Plus jamais ça ! » que j’ai entendue tout au long de ma jeunesse, de la part de mes parents et de mes professeur.es à l’école.
La République fédérale d’Allemagne a été construite sur la base de cet impératif, tout comme l’Union européenne.
« Plus jamais ça ! », c’est une phrase qui est à l’origine du grand « Congrès de l’Europe » à La Haye en 1948, transposée et réalisée par la suite dans un arrangement institutionnel pragmatique par Jean Monnet. « Plus jamais ça », cela faisait consensus, même durant la guerre froide, mais ce que Thierry Chervel m’a révélé est que, regardée de près, elle s’avère être très ambiguë.
Ambiguë ? Dans quel sens ?
Posez-vous la question : « Plus jamais quoi, au juste ? ».
Eh bien, pour une partie de la population des sociétés européennes, cela veut dire « plus jamais la guerre ! » Une expérience collective de destruction totale, de peur permanente, de mort imminente qu’il fallait bannir à jamais de notre réalité.
Pour d’autres, cette phrase disait « plus jamais Auschwitz », la promesse de faire en sorte qu’un crime comme le Holocauste – pour lequel on a inventé le terme « crime contre l’humanité » – sera rendu impossible à commettre à l’avenir. Et le meilleur rempart était un régime démocratique équitable et robuste, capable à la fois de rejeter les idéologies totalitaires, de protéger les minorités, et de former des citoyen.nes critiques et vigilants.
Tant que la guerre était hypothétique, un comportement archaïque qu’avaient les autres, sur d’autres continents, il était facile de n’y voir aucune contradiction, bien au contraire.
Mais aujourd’hui, la guerre est là. Et elle produit une situation ou les deux sens du « plus jamais ça » sont en opposition. Vladimir Poutine et sa guerre nous obligent à choisir. C’est une dissonance cognitive des plus terribles. A chacun de trouver sa réponse à la question « Plus jamais quoi, au juste ? ».
Toutes les éditos d'Albrecht Sonntag sont à retrouver juste ici