Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Onzième édito en temps de guerre. Avec une semaine des plus bizarres : fête de l’Europe au sein de l’Union, glorification de la guerre à Moscou.
Bizarre est bien le bon adjectif. Ce 9 mai a été le plus contrasté qu’on puisse imaginer. Tourné vers un avenir à écrire d’un côté, désespérément emprisonné dans un passé réécrit de l’autre. Ou, si vous préférez une métaphore cinématographique, c’était « Retour vers le futur » et « Un jour sans fin » sur deux écrans parallèles. Sans oublier la guerre qui se poursuivait sans interruption durant les célébrations.
S’il fallait une démonstration facilement compréhensible pour tous que nous sommes en train de vivre un moment charnière pour notre continent, en voilà une de très parlante.
En même temps, il y a un point de repère partagé entre l’Union européenne, la Russie, et l’Ukraine : le nationalisme. Même dans la troisième décennie du XXIème siècle, l’idéologie nationaliste reste un axe structurant pour penser les relations internationales.
Mais n’était-ce pas justement l’objectif de la déclaration Schuman et de toute la construction européenne de surmonter le nationalisme ?
Si, bien sûr. Même s’il est sans doute plus judicieux de dire « dépasser » le nationalisme plutôt que « surmonter ». Ou iriez-vous jusqu’à dire qu’au cours de ces sept dernières décennies, le nationalisme a disparu dans les Etats-membres de l’Union, enfoui sous les progrès de l’intégration européenne ?
Non, c’est vrai, il est toujours là. Dépassé, peut-être même affaibli, mais toujours sous-jacent.
C’est ça. Le nationalisme – et c’est le secret de sa réussite insolente sur le marché des idéologies – est d’une grande souplesse. Il se coule dans les contextes les plus divers, et il apparaît en plusieurs variantes.
Vous faites une distinction entre « patriotisme » et « nationalisme » ?
Non. Je sais que c’est une distinction très populaire et réconfortante, qui permet aux dirigeants politiques de toucher la corde sensible de la cohésion nationale, mais elle ne tient pas la route sur le plan de la conceptualisation scientifique. Elle sert surtout à bien différencier entre nous, les « bons patriotes », et eux, les « méchants nationalistes ».
Non, ce jour du 9 mai, dans l’Europe de 2022, on a vu la coexistence simultanée de trois nationalismes très différents. On peut même les classer par ordre chronologique, un peu comme les différentes variantes de virus de la COVID.
Le plus récent, le nôtre, est ce que j’appelle le « nationalisme apprivoisé ». Maîtrisé sur le plan politique, refoulé dans la recherche des compromis européens, minoritaire quoique très audible sur le plan électoral, il s’exprime davantage sur le plan culturel, folklorique, comme lors des grands événements sportifs. C’est un nationalisme qui se suffit à lui-même, presque anodin, mais qui peut s’enflammer soudainement, sur l’interprétation de l’histoire par exemple, ou encore sur la question migratoire et les vieux réflexes souverainistes.
Ce qu’on voit à l’œuvre dans la Russie de Vladimir Poutine – et dans son discours – est ce qu’on peut qualifier de « nationalisme classique », héritage des totalitarismes du XXème siècle, à la fois ethnique et culturel, teinté de paranoïa, de ressentiments et d’amertume, un nationalisme qui a besoin d’ennemis, qui est nourri de nombreux mythes et d’une longue liste d’humiliations survenues dans le passé, réels ou imaginaires, peu importe. C’est un nationalisme mobilisé en permanence par le pouvoir, comme une irritation ou inflammation qu’il ne faut surtout pas atténuer, et encore moins guérir.
Enfin, ce que nous montre l’Ukraine en ce moment, c’est un « nationalisme archaïque » qui rappelle et ravive les origines de cette idéologie. La lutte armée pour leur auto-détermination démocratique est en quelque sorte très comparable à celle livrée par les conscrits français de 1792 qui inventèrent le slogan « Vive la nation ! » à la bataille de Valmy. Le nationalisme ukrainien emprunte en même temps au nationalisme promu par le romantisme allemand du XIXème siècle, en défendant la singularité d’une communauté culturelle et linguistique.
Cela ressemble à un voyage dans le temps.Cette lettre a dû déclencher beaucoup de réactions, je suppose ?
Entièrement d’accord. Je tiens à préciser qu’il n’y a rien de condescendant dans l’adjectif « archaïque » que je viens d’utiliser au sujet de l’Ukraine. On pourrait aussi bien dire « originel » ou « primitif ». En tout cas, nous aurions tort d’avoir quelque complexe de supériorité que ce soit, simplement parce que nous aurions laissé derrière nous un nationalisme qu’on voit resurgir avec regret à l’est de notre continent. Il faut se méfier de ce genre de réflexes. Avant de devenir une force sombre et destructrice au XXème siècle, et un obstacle majeur à un multilatéralisme mondial efficace au XXIème, le nationalisme était une force d’émancipation, essentielle dans l’émergence de la démocratie libérale moderne.
Comme vous dites, cette guerre en Ukraine est un voyage dans le temps.
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