C’est l’heure de l’édito du jeudi – nous retrouvons Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Albrecht, vous nous avez parlé du « ventre toujours fécond du populisme » la semaine dernière ; et tout en qualifiant le mot « populisme » de concept clé pour notre époque, vous avez reconnu que le terme reste éminemment problématique.
C’est bien résumé. Mal défini, aux contours flous, soluble à toutes les sauces politiques, le mot « populisme » sert à la fois à dénoncer la présumée démagogie de l’adversaire idéologique et à se réclamer soi-même de la légitimité issue de la volonté du « peuple ». En prononçant ces mots, on saisit vite que le caractère problématique du terme « populisme » provient surtout de sa racine, à savoir « le peuple ».
Mais qu’y a-t-il de mal à se réclamer du peuple ?
Le flou, justement ! « Le peuple », c’est un mot qui a l’air d’une évidence, tout le monde à l’air de comprendre, mais tout le monde comprend autre chose.
En cet automne 2019, cela me renvoie 30 ans en arrière, en octobre 1989, lorsque les manifestants de Leipzig, Dresde et Berlin-Est, toujours plus nombreux, toujours moins intimidés, ont inventé l’un des slogans politique les plus puissants de l’histoire contemporaine : « Wir sind das Volk ! ». Devant nos télés ouest-allemandes, nous étions époustouflés par la force de cette phrase si simple, si évidente.
Ah oui, « Nous sommes le peuple ! ». C’est vrai que c’était efficace comme slogan.
Efficace, mais mal traduit, par tous les médias internationaux de l’époque. En fait, l’accentuation du pronom dans « Wir sind das Volk ! » recèle une mise en relief qui devrait se traduire par « Le peuple, c’est nous ! », ce qui, vous en conviendrez, change le message.
Vous avez raison, du coup, il y a une très forte opposition implicite, voire une exclusion de l’adversaire. Comme si la phrase était incomplète et qu’il fallait comprendre « Le peuple, c’est nous, pas vous ! »
Exact. Et il y avait une telle évidence dans ce constat d’un fossé infranchissable entre une caste politique absorbée par sa propre propagande autour du 40ème anniversaire de sa République pseudo-démocratique, dépourvue de toute légitimité, et une société qui n’avait plus peur d’entrer en opposition frontale.
Ce fut, hélas, la dernière fois où le mot « peuple » possédait autant de limpidité.
Il était appliqué dans sa signification originelle, celle de « demos », réclamant la « démocratie », à savoir un régime d’égalité politique et juridique des individus.
Dans notre démocratie ouest-allemande de l’époque, ennuyeuse à force d’être dominée par le règne sans fin d’Helmut Kohl, personne ne se réclamait du « peuple », mot d’ailleurs abîmé pour longtemps par les Nazis.
Mais depuis quelques années, il a fait sa réapparition à travers l’ensemble des démocraties européennes. Dans la bouche de l’extrême-droite d’abord, toujours prompte à dresser une présumée « majorité silencieuse » contre des élites forcément « déconnectées » et nécessairement « pourries ». Puis sur les lèvres d’acteurs politiques initialement plus modérés, mais gagnés par la peur d’être poussés sur le bas-côté par une rhétorique plus agressif, et suffisamment cyniques pour exploiter la même veine sémantique.
C’est paradoxal : un mot brandi en permanence pour conjurer une « unité » illusoire, sert avant tout à polariser à outrance, à attiser des colères, à approfondir les clivages au sein même de la collectivité qu’il nomme.
Il sert avant tout à ôter leur légitimité aux institutions qui garantissent le fonctionnement de la démocratie : les juges, la presse, et de plus en plus les parlements mêmes.
En fait, comme l’ont démontré des auteurs comme Cas Mudde ou Jan-Werner Müller – dont les livres ont d’ailleurs été traduits en français – ou encore Marc Lazar, la plus grande menace que le populisme représente sur la démocratie n’est pas son caractère démagogique, mais son aversion profonde contre le pluralisme. L’homogénéité phantasmagorique du peuple est incompatible avec le pluralisme des idées, des appartenances, des hommes. Méfions-nous de ceux qui parlent tout le temps du « peuple », car ils voudraient qu’il soit toujours au singulier.
Avertissement reçu. Rendez-vous la semaine prochaine, même jour, même heure ?
C’est noté. Je vous parlerai, sur une note plus légère, d’un autre « petit peuple » que l’on trouve partout en Europe.