Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Aujourd’hui, retour un quart de siècle en arrière. Sur un litige jugé par la Cour de Justice Européenne à Luxembourg.
Oui, je voudrais vous parler de l’affaire C-415/93 – vous vous en souvenez sans doute !
Bien sûr. Dans les moindres détails ! Mais je veux bien quand même que vous nous la résumiez rapidement.
Allons-y alors. Nous sommes en décembre 1995, un autre siècle. L’Union européenne, qui porte ce nom depuis tout juste trois ans, vient seulement de s’élargir de trois nouveaux Etats-membres et en compte désormais quinze.
Le 15 décembre, la Cour de Justice statue sur une plainte hors du commun. Un footballeur professionnel belge de deuxième division s’attaque à sa puissante fédération nationale. Son nom est Jean-Marc Bosman, et malgré son absence totale de palmarès, ce nom est encore bien connu aujourd’hui, alors qu’on aurait du mal à citer spontanément de mémoire le Ballon d’Or de la même année !
Un quart de siècle plus tard, il n’est pas exagéré de prétendre que « l’arrêt Bosman » a changé le football mondial.
Qu’a-t-il donc fait de si spectaculaire ?
En fin de contrat au FC Liège, mais empêché de rejoindre le club de Dunkerque qui s’intéressait à lui, il a tout simplement insisté sur son droit de travailleur européen de circuler librement au sein de l’Union.
Et la Cour lui a donné raison, imposant ainsi la loi européenne au monde sportif, toujours jaloux de son indépendance. En même temps, elle a mis fin aux quotas limitant le nombre de joueurs d’origine européenne dans les effectifs des clubs professionnels.
Comment le monde du football a-t-il réagi ?
C’est simple, il s’est plié aux règles du droit. Mais il a aussi adopté aussitôt un discours très ambigu d’auto-victimisation, accusant l’arrêt Bosman d’avoir inauguré le règne du marché dans une activité sportive et la déconnection des clubs de leur territoire local ou régional. Et depuis 25 ans, c’est la même rengaine : toutes les évolutions déplaisantes du football professionnel sont imputées à l’arrêt Bosman. Qu’il s’agisse de montants d’indemnités de transfert démesurés, de l’inégalité croissante entre une petite élite de clubs ultrariches et tout le reste, ou encore – notamment en France – de l’exode des meilleurs joueurs vers des pays où les salaires sont plus élevés. Franchement, Jean-Marc Bosman a le dos large !
Or, c’est loin d’être aussi simple.
Ce n’est pas Jean-Marc Bosman qui a suscité la scission entre les fédérations, gérantes d’une activité sportive et sociale, et les ligues, administratrices d’une activité économique et commerciale, motivées par l’objectif de maximiser les revenus.
Ce n’est pas non plus Jean-Marc Bosman qui a pompé de l’argent sans limite dans le football professionnel, mais les chaînes de télévision privées, à commencer par le célèbre deal, en 1992, entre la Premier League anglaise et la chaîne BSkyB de Rupert Murdoch.
Et ce n’est pas non plus Jean-Marc Bosman qui a soufflé à l’UEFA l’idée de la Ligue des Champions, compétition passionnante d’un niveau inédit, mais surtout gigantesque machine à sous au service d’une quinzaine de clubs riches issus de cinq pays seulement et dont le pouvoir se voit consolidé année après année.
Tout ce processus de libéralisation avait été lancé entre 1990 et 1992, bien avant le fameux arrêt de 1995.
Ce qui est certain, c’est que l’arrêt Bosman a inauguré une mobilité des joueurs sans précédent. Il est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de joueurs français au PSG et que l’internationalisation des effectifs partout en Europe a été rapide et durable. Mais là aussi, il faut retenir que le jugement de la Cour européenne n’a statué que sur des joueurs issus des quinze Etats-membres, alors que les ligues se sont empressé d’étendre, sans y être contraintes, cette l’abolition des quotas à un grand nombre d’autres pays non concernés.
La vérité est que les clubs et les ligues ont accueilli à bras ouvert (et surtout à portemonnaie ouvert) une libéralisation forcenée dont ils regrettent aujourd’hui les excès. Evidemment, il est plus facile de charger l’Europe et Jean-Marc Bosman que de reconnaître qu’on a fauté par cupidité aveugle.
Une dernière question rapide : l’arrêt Bosman n’a-t-il pas contribué à l’inflation des salaires des joueurs, perçu souvent comme choquante ?
Oui, bien sûr, son action a permis aux joueurs eux-mêmes de récolter une plus grande partie des revenus générés par leur propre activité. Mais là, on ouvre une question qui dépasse le cadre de mon édito d’aujourd’hui. Je préfère renvoyer les auditeurs à l’excellent petit ouvrage de Luc Arrondel et Richard Duhautois, aptement nommé L’argent du football. Vous comprendrez tout, promis !
Illustration: Chenez