Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

« Et alors ? » – Les limites du benchmarking

« Et alors ? » – Les limites du benchmarking

Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.

Une question : La réforme des retraites en France est-elle une affaire française ou européenne ?

Une question : existe-t-il encore des affaires purement domestiques ?

Dans une Europe toujours plus intégrée (sans qu’elle veuille toujours le reconnaître), il est effectivement difficile de passer une loi qui soit dépourvue d'impact sur les partenaires. Donc, oui : tout sujet de politique est européen, à des degrés divers, bien sûr.

N'empêche que la politique sociale reste une prérogative nationale, un domaine dans lequel l'Union n'est pas dotée de compétences législatives. Où alors sur la marge, comme la définition du socle des droits sociaux.

Vous avez raison. Et pourtant, même sans actes législatifs importants, l’Union européenne, par sa simple existence, et grâce à la dynamique du marché unique, influe sur les décisions prises dans les États-membres.

C'est le marché unique qui a fini par pousser vers une Union monétaire, et ce sont les règles budgétaires qui imposent des contraintes sur les politiques des États-membres.

Le marché unique est un vrai rouleau-compresseur, qui a tendance à niveler les différences. Il ne roule pas vite, c'est sûr, mais il a son effet.

Et puis, il ne faut pas sous-estimer l'influence du benchmarking.

Ah, le benchmarking - on voit bien que vous travaillez en école de management !

Oui, c'est effectivement un terme qui est rentré dans le langage courant par le détour de la gestion. Il renvoie au positionnement d'une entreprise par rapport à ses concurrents, à l’aide de repères ou indices. Même s'il vient en fait du vocabulaire des géomètres à l'origine.

Au sein de l'union, le benchmarking s'est imposé au fur et à mesure que l'intégration progressait. La comparaison entre ses pratiques et celles des autres États-membres est devenue quasi-systématique.

Vous n'avez aujourd'hui quasiment plus de sujet politique qui soit traité dans les médias sans un regard au-delà des frontières et la question sous-jacente « mais comment font-ils au juste ? »

À euradio, on est même très forts dans ce domaine !

C'est sûr que c’est dans votre ADN. Mais aujourd'hui, personne ne peut plus s'en passer, ni les médias, ni les autorités.

On étudie avec curiosité le système scolaire en Finlande.

On scrute avec méfiance la nouvelle politique d’immigration au Danemark.

On compte avec stupéfaction le nombre de lits dans les hôpitaux allemands (pendant que les Allemands se demandent avec angoisse comment les Français arrivent à produire autant de footballeurs de qualité).

Et on essaie de comparer les systèmes de retraite à travers le continent, une vraie jungle de paramètres d'ailleurs, qui s’avère, au sens premier du terme, « incomparable ».

Le benchmarking, cela relève de l’harmonisation « soft » ou « light », si vous préférez.

Qu’il soit utile d’apprendre des autres, tout le monde comprend. Mais faut-il pour autant aplatir ou niveler toutes les différences ?

Certainement pas. Si l’harmonisation des normes et des standards est un corollaire automatique et indispensable de la décision d’opérer sur un marché unifié, rien n’interdit la préservation de spécificités locales.

Et ces dernières, dès qu’elles touchent à ce qui est perçu comme patrimoine culturel ou acquis social, servent de marqueurs identitaires hautement sensibles.

La recherche sur la globalisation nous montre à quel point toute convergence de normes ou pratiques sociales, suscite, sur le plan local, des réactions de divergence. Face à l’uniformisation du monde, s’exprime le besoin de singularité ressentie. C’est de la psychologie sociale : les groupes sociaux se définissent par leurs différences avec les autres.

Selon l’anthropologue Arjun Appadurai, la mondialisation « engendre davantage d’hétérogénéité, de différences, que d’uniformité et de ressemblances. »

Et on peut appliquer cela à la question, hautement technique, des retraites ?

A mon avis, oui ! Les gouvernements français ne cessent de rappeler, durant la pandémie ou lors d’attaques terroristes, l’importance du « savoir-vivre à la française ». Mais ce « savoir-vivre », expression aux contours flous, est indissociable d’un modèle social basé sur des préférences collectives par rapport au temps libre, au sens même de la vie.

D’autres on fait le choix de repousser très loin l’âge de la retraite – et alors ? C’est cet « et alors ? » qui illustre les limites du benchmarking. Les « et alors ? » sont des signaux sérieux. Toute collectivité fondée sur une logique de convergence, qu’il s’agisse de nos États-nations, de l’Union européenne, ou même des entreprises transnationales, doivent apprendre à composer avec le désir – à la fois légitime et irrépressible – de singularité qu’ils expriment.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.