Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Il y a quelques semaines, vous avez évoqué les grandes manifestations contre la guerre en Irak, le 15 février 2003. Depuis, vous vous êtes replongé dans vos archives sur ce printemps il y a vingt ans.
Des archives bien remplies, car les événements du début de l’année 2003 ont suscité un grand nombre de prises de position. Le moment fut perçu comme un point de bascule, vers un ordre mondial encore inconnu.
Plutôt que d’« ordre mondial », j’aurais davantage tendance, en rétrospective, à parler de « désordre ».
Et vous ne seriez pas la seule. Car je suis tombé, dans ma bibliothèque, à nouveau sur un petit essai de cette période qui m’avait interpellé à l’époque. Intitulé, justement, Le nouveau désordre mondial, c'est un petit livre d’une bonne centaine de pages, signé Tzvetan Todorov, ce grand intellectuel « touche-à-tout » dans le meilleur sens du terme, longtemps chercheur au CNRS, disparu en 2017.
Et que vous a inspiré cette relecture ?
On sent bien que c’est écrit sur le vif. L’auteur est très préoccupé par les conséquences géopolitiques des attentats du 11 septembre, par ce « moment unipolaire » où la puissance des États-Unis semblait sans limite ni contrepoids. Elle était déployée par des idéologues qu’on appelait « néo-conservateurs » à l’époque, mais pour lesquels Tzvetan Todorov préfère, avec la sensibilité sémantique de ce linguiste, toujours prêt à dénoncer les oxymores parfois absurdes de la « novlangue », l’épithète « néo-fondamentalistes ».
De cette préoccupation jaillissent des interrogations très justes, et formulées de manière limpide, sur la légitimité de l’hégémonie américaine, sur ses objectifs, dont certains comme l’exportation par la force de la démocratie sont voués à l’échec, mais aussi sur la grande fragilité de ce nouvel empire. Et sur l’impératif d’une politique de défense commune européenne complète, clairement distincte de l’OTAN.
Eh bien, vingt ans plus tard, cela n’a rien perdu de son actualité !
C’est ce qu’on pense spontanément au fur et à mesure qu’on tourne les pages. Ce qu’il dit, en passant, sur le pacifisme (p.79), aurait pu être écrit par George Orwell, dont on a parlé longuement la semaine dernière. Selon Todorov, le pacifisme repose « tantôt sur une idée fausse », à savoir que se désarmer soi-même finirait par garantir la paix, « tantôt sur une idée lâche », à savoir que la liberté et la démocratie ne valent pas la peine d’être défendue par les armes.
Sur ce point, je vous donne raison, c’est très actuel.
En même temps – et pardon pour le vocabulaire – cet essai est aussi terriblement « tarte à la crème », notamment dans sa dernière partie, quand il se met à parler d’intégration européenne.
Ah, d’accord. Qu’est-ce qui vous amène à ce jugement peu flatteur ?
Identifier une politique de défense commune comme une urgence absolue, ça se défend (sans mauvais jeu de mots). Mais sans aucun mot sur la manière dont on pourrait y arriver, sachant pertinemment qu’on n’y arrivera pas ou alors très, très lentement, cela me paraît bon marché.
Idem pour le réchauffement de l’idée d’une intégration européenne « à cercles concentriques » qu’il appelle de ses vœux (p. 103-111). Je vous demande pardon : c’est terriblement « tarte à la crème ». Imaginer un « noyau dur » hautement intégré, formé par quelques États-membres de l’Europe de l’Ouest, puis un deuxième cercle du genre « marché unique », puis un troisième qui est tellement ouvert et vague qu’on voit mal quel peut être son intérêt, cela traduit une méconnaissance profonde de la volonté à la fois des gouvernements et des opinions publiques concernées.
Et pourtant, ce livre a été écrit en parallèle aux réunions de la Convention sur l’avenir de l’Europe, et il aurait été aisé d’observer à quel point les idées fédéralistes qui allaient dans le sens d’un « premier cercle » intégré, étaient diluées, démontées, retoquées au fur et à mesure que les travaux avançaient.
Conclusion : vous êtes déçu de votre relecture du livre, après vingt ans ?
Disons, partagé. Mais l’exercice lui-même, qui consiste à reprendre des écrits d’une certaine époque, histoire de voir comment ils ont vieilli, est toujours salutaire. Cela aide à mesurer combien on a évolué soi-même dans ses idées, et cela aide à préserver son esprit critique.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.